Vous ne saurez jamais – L’AMAZONE

Illustration chapitre 6 de l'Amazone - Vous ne saurez jamais - illustration de Chloé Rogez

Chapitre 6 – L’Amazone – Tome 1

Adieu, Paris ! (L’Amazone, Chapitre 6)

J’étais dépassée par les évènements. Je me dirigeai vers l’agence de Robert. Il fallait que je lui annonce mon départ mais encore maintenant, les mots se perdaient. Ou plutôt sortaient pêle-mêle, en révélant des arguments qui sonnaient faux. Il fallait pourtant que j’arrive à le convaincre rapidement car les autres m’attendaient. La conversation que nous avions eue plus tôt dans la nuit me revint en tête.

–  « Comment ça, « mauvais état » ? »

–  « Elle est vivante, c’est le principal », coupa Belen.

–  « Qu’est-ce que tu veux dire par « mauvais état » ? », insistai-je.

Je ne voulais pas abandonner aussi facilement. J’avais le droit d’obtenir certaines réponses. J’avais accepté tout ce qui s’était passé cette nuit sans trop broncher. J’avais même accepté d’attendre la rencontre avec cette Alexis pour comprendre ce qu’on attendait de moi. Mais il s’agissait maintenant du sort d’une fille qui malgré elle s’en était prise plein la poire par ma faute. Ma conscience voulait savoir ce qu’il en était pour digérer l’information.

– « Elle est bien amochée. Quelques os cassés et des entailles profondes, mais Aaron l’a interceptée et ramenée à temps. »

Les mots de Belen sonnèrent comme un coup de poing dans l’estomac.

–  « Comment allez-vous justifier ça ? Et surtout, sera-t-elle à l’abri une fois que vous serez tous partis ? »

–  « Nous nous en chargerons. Même si nous nous trompons rarement d’appelée, nous sommes habituées à effacer les traces de notre passage sans laisser de victimes ou de dommages collatéraux. Tu serais étonnée de savoir tous les évènements que nous avons provoqués et qui sont passés inaperçus pour la postérité… Elise », me rassurait-elle devant mon mutisme entêté. « Elle ira bien. Nous nous chargerons de lui redonner une vie. »

–  « Je pense aussi à sa famille qui a dû s’inquiéter, à juste titre. »
Ma conscience ne risquait pas de se sentir mieux suite à ces révélations. Il faudrait plus qu’une promesse de ce genre pour effacer ce que la pauvre Olga avait dû subir, en partie à cause de moi.

–  « Ne t’occupe pas de sa famille mais commence à réfléchir d’avance à ce que tu vas dire à la tienne », intervint Megan. « Combien de membres pourront s’inquiéter de ton absence ? »

–  « Juste deux : mon frère et mon père. Je ne vois plus ma mère depuis quelques années et ne travaillant pas dans la région, mes grands-parents ne me voient que pour les fêtes de fin d’année. »

–  « Ça va, ça ne devrait pas être difficile de leur monter un bateau », évalua Kayla.

–  « Parle pour toi. Nous sommes tous les trois très proches. Ils me connaissent par cœur. Je n’arriverais pas à leur mentir. »

–  « Ne t’inquiète pas. On va t’aider », asséna Megan d’un ton un peu plus acide. « Réalise que si tu ne le fais pas, ils courent un plus grand danger que ta collègue. »

–  « Je sais bien, mais… mais je devais les voir ce weekend pour rester me reposer quelques jours chez eux après le braquage. C’était la seule condition pour ne pas les voir débarquer chez moi plus tôt. »

–  « On montera un mensonge plus compliqué alors », compatit Kayla. « Mais tu dois comprendre que c’est pour les protéger que tu dois t’éloigner. Tu pourras les revoir entre deux missions, mais pour leur bien, ils devront tout ignorer de ta nouvelle vie. »

–  « Nous faisons toutes la même chose avec nos proches », intervint Belen à son tour pour calmer la situation. « Nous nous inventons une vie à l’étranger, un nouveau métier et le clan se charge de notre couverture dans les moindres détails, jusqu’à la carte de visite et l’appart de fonction dans lequel nous recevons notre famille. Entre Amazones du clan, on se serre les coudes. Pour mes parents, Kayla et Megan sont mes collègues de bureau. »

–  « A vous entendre, ça a l’air d’être un peu trop facile », bougonnai-je, peu convaincue.

–  « Ça peut l’être si on fait attention à ce qu’on dit et si on garde toujours en tête que l’on fait ça pour leur sécurité », dit Kayla d’un ton plus léger. « Moi par exemple, j’ai toujours aimé les animaux. J’ai dit à ma mère que j’avais été engagée dans une réserve animalière au Canada pour m’occuper de fauves. Connaissant assez d’info sur ces animaux, cela passe très facilement auprès de mes proches lorsque je leur parle de mon travail. Sachant que c’était ma passion, ma mère m’a laissée quitter mon Texas natal en se réjouissant pour moi. Réfléchis à un métier qui te passionnerait et on se chargera du reste pour te couvrir. »

–  « Tous les métiers ? », m’étonnai-je.

–  « Sauf astronaute. On n’a pas encore de contact à la NASA », plaisanta Belen. « Plus sérieusement, laisse courir ton imagination. Le tout est que cela te plaise assez pour t’intéresser continuellement au sujet et que tu sois crédible. »

–  « Mais quand bien même je trouverais le mensonge idéal, je ne peux pas leur annoncer au téléphone. Surtout après les incidents des derniers jours. Rien que pour cela, ils ne me croiront jamais. »

–  « Elle n’a pas tort », céda Belen en fixant Megan et les autres. « Mes proches ne m’auraient pas laissée partir avec des blessures et les souvenirs frais d’une fusillade dans laquelle j’aurais pu perdre la vie. Ce n’est pas de sa faute… »
Ce dernier argument était davantage destiné à Megan qui s’impatientait devant cette nouvelle contrariété. Ses traits se durcissaient. Je profitai de ce silence pour réévaluer la situation. Deux fusillades en moins de trois jours, dont la dernière où je servais définitivement de cible. Plusieurs troupes de guerrières inconnues étaient à mes trousses. Je ne connaissais pas leurs moyens et étais incapable de les identifier, ce qui fait que certaines d’entre elles pouvaient m’approcher à moins de deux mètres avant que je ne m’en rende compte. Le calcul était simple. Je ne survivrai pas seule et ne pourrai défendre mes proches de leurs attaques. Même si je me terrais sur Paris pour éviter de les mener à la maison familiale, elles pourraient s’en prendre à Damien, Caroline ou encore à ma famille s’ils venaient à me rendre visite. De plus, je n’avais plus de chez moi depuis un peu plus de deux heures. Tout ceci me fit penser que je devais justifier également mon départ auprès de Robert. Je m’agaçai désormais de la bonne entente que j’avais avec mon boss.
Je décidai d’intervenir plutôt que d’attendre que l’on décide à ma place de mon futur proche, comme on le faisait depuis le début de la nuit.

–  « Écoutez, je sais que depuis le début, je représente une gêne et que vous seriez mieux sans avoir à me protéger. »

–  « Ne dis pas ça, Elise », me coupa Kayla. « C’est faux. Tu es l’une des nôtres désormais. »

–  « Non, Kayla, laisse-moi finir. Je ne vous remercierai jamais assez pour ce que vous avez fait ce soir pour moi, pour ma collègue, … Je suis consciente de votre patience à mon égard car vous n’étiez pas obligées de prendre mes chats ou d’attendre que je me décide à faire mes bagages. Je comprends tout à fait votre besoin d’anonymat et votre volonté de mettre mes proches à l’abri. C’est maintenant à moi d’agir et de vous faciliter la tâche. »

–  « Et tu comptes t’y prendre comment ? », me mit au défi Callie.

–  « Demain matin, je retournerai sur Paris sans faire de détour à mon appartement, pour démissionner. Sans quoi, mon patron qui est un ami, me chercherait également. Pendant ce temps, vous surveillerez nos arrières et enverrez vos troupes de
« nettoyage » à mon appartement. Cela enverra un message aux autres clans : je ne suis plus dans les parages, le recrutement est fait et je suis en route vers Alexis. Juste après l’entretien, nous prendrons la route pour la maison familiale. Ainsi, nous éviterons que nos lanternes ne soient trop perceptibles sur Paris. (A ce moment, je vis un sourire naître sur leurs visages. Kayla articula « lueurs » sur ses lèvres). Bref, nous resterons moins de trois jours dans le Nord, le temps pour moi de leur montrer que je vais bien et de leur raconter un mensonge sur mon éloignement. Et nous prendrons la route vers votre camp. »

–  « Même cela tient la route sur le papier, je n’aime pas l’idée de te laisser seule dans la maison de tes parents », dit Belen. « Nous resterons en surveillance et l’une de nous t’accompagnera et restera dans la maison. »

–  « D’accord », finis-je par accepter à contrecœur.

–  « Question timing : moins on y passera de temps, mieux cela se passera. Nous aurions déjà dû t’emmener auprès d’Alex », souligna Callie.

–  « Je sais. Mais croyez-moi, c’est la meilleure solution pour éviter d’éveiller les soupçons. Je ferai au plus vite. De plus, les troupes adverses ne s’attendent pas à ce que nous revenons dans le coin. Certaines ont suivi les deux autres fourgons, et les troupes restantes repartiront quand elles verront que l’appartement est vide, nettoyé et bientôt remis en location. » Les guerrières se regardaient les unes les autres pour déceler une faille éventuelle dans ce plan. Belen fut la première à rompre le silence en annonçant sa volonté de prévenir Alexis de ce changement de plan. Une nouvelle fois, j’étais soulagée d’avoir remporté ce bras de fer. Il me fallait désormais inventer une excuse prête à servir à mes proches pour déserter mon poste et ma vie.

–  « Je t’accompagnerai chez ton père », annonça sereinement Kayla. « En plus, tes chats m’aiment bien, ce qui est un atout non négligeable si tu dois me présenter comme une amie proche et qui te rend donc souvent visite. »

–  « Mais tu ne parles pas français », coupa Megan.

–  « Justement, ça pourrait être un atout. Mes proches feront attention à elle, se préoccuperont surtout de la mettre à l’aise, de bien l’accueillir et donc me poseront moins de questions. En outre, ils ne parlent pas ou peu anglais. Nous pourrons communiquer facilement entre nous. En revanche, je ne sais pas comment nous justifierons ta venue à mes côtés pour ce weekend. »

Je commençais déjà à me creuser les méninges quand Kayla apporta naturellement la réponse.

–  « Tu leurs diras qu’en amie dévouée, je ne voulais pas te laisser partir seule avec tes chats et tes bagages. Cela aurait trop lourd pour toi. Imaginant tes proches déjà assez stressés par tes mésaventures de la semaine, je ne voulais pas qu’ils encourent le risque de faire un accident de voiture en venant te chercher, ce qui ne manquerait pas d’arriver avec leur état de nervosité et la fatigue de ces derniers jours. Pour finir, étant de passage occasionnel sur Paris, tu m’as toujours promis de me faire découvrir un jour ta région, pauvre étrangère que je suis. »

–  « Bien vu », lui accordai-je, plus surprise de son aisance que de sa réponse.

–  « Au fait, j’espère que tu ne manqueras pas de leur dire que j’ai réussi à te faire rentrer dans ma société pour laquelle je travaille, pour un meilleur poste. Ils seront sûrement plus rassurés de te savoir à l’étranger accompagnée d’une personne qu’ils connaissent désormais. » Je restai abasourdie de la rapidité à laquelle elle avait arrangé mon départ. Déjà les autres s’affairaient à nos côtés, nous laissant peaufiner les moindres détails. Nous avions réussi à trouver cette nuit un motif de démission à effet immédiat pour mon boss et même une couverture pour ma famille. Il ne me restait que trois petites heures de sommeil pour récupérer et me reposer un peu avant ma grande prestation : la scène d’adieu d’Elise Breson. Je ne savais pas de quoi était fait mon avenir, mais j’étais un peu plus sereine avec ces guerrières à mes côtés. J’avais peut-être une chance d’épargner Gab et Patrick dans ce détour catastrophique que venait de prendre ma vie. Le reste m’était égal.

La couverture (L’Amazone, Chapitre 6)

Je gravissais les étages du bâtiment à pied. Suite à la remarque de Belen la veille, j’avais rebroussé chemin devant l’ascenseur. Je doutais du fait qu’elles aient pu piéger ce dernier et risquer d’attirer l’attention des médias en tuant plusieurs personnes, mais on ne sait jamais. Elles avaient bien suivi Olga jusqu’ici. Megan m’avait mise en garde sur la capacité de ces « clans » à masquer la vérité. Ce n’était pas un accident de cage d’ascenseur qui les arrêterait.
Un coup d’œil à ma montre me confirmait qu’il ne me restait plus que vingt-cinq minutes avant que Kayla et les autres ne viennent me chercher. Elles étaient sur le qui-vive. Je les comprenais. Mes prérogatives leur donnaient du fil à retordre, mais il fallait que je procède ainsi si je ne voulais éveiller aucun soupçon et leur apporter plus d’ennuis. Je passai mon badge pour enclencher l’ouverture de la porte. Les bureaux étaient calmes. Pendant un moment, je redoutai que Robert ne soit en rendez-vous extérieur, ce qui arrivait assez souvent. Le son de sa voix de ténor résonnait dans les couloirs. Je soufflai. Déterminée, je me dirigeai d’un pas rapide vers l’open space où il se trouvait. Il discutait avec un collègue quand il leva sa tête à mon approche.

–  « Mais ce n’est pas possible, ça ! Tu n’as pas de maison ? », m’apostropha-t-il d’un air mi bougon mi comique.

–  « Si. Et je vais justement en changer, c’est pour ça que je viens t’embêter. Comment vas-tu depuis hier ? »

–  « Bien, mais je viens de réaliser qu’on a beaucoup trop de clients. Depuis que certains d’entre vous sont en vacances à l’hosto, je les ai en direct … et ils sont chiants en
fait », admit-il en riant. « Je comprends mieux, maintenant, les têtes d’enterrement que vous affichez tous certains jours. Tu voulais peut-être voir le responsable RH

pour tes arrêts maladie ? »
– « Non, en fait, c’est toi que je viens voir », lui dis-je plus sérieusement en le fixant.

Il comprit le message puisqu’il me fit signe de le suivre dans son bureau. Je sentais mes jambes flageoler. La fatigue des dernières heures se faisait sentir. Il fallait que je me ressaisisse avant de commencer l’entretien. Je devais avoir l’air sûre de ma décision pour éviter toutes questions et faire trainer l’entretien.

–  « Alors, qu’est-ce qui ne va pas, la miss ? Cela fait deux fois en deux jours qu’on te voit ici. Tu devrais être en train de te reposer. »

–  « Justement, je viens te voir car je n’arrive pas à me reposer sur Paris. »

–  « Ce n’est pas un problème. Repars dans ta famille. Tu n’es pas obligée de rester ici. De notre côté, on arrivera très bien à se débrouiller sans toi jusqu’à ton retour. T’as pensé à contacter le psy que je t’ai recommandé pour évacuer ce qu’il s’est passé ? »

–  « Non, tu n’as pas compris. Je viens poser en fait ma démission. Et si possible, à effet immédiat. »
Les derniers mots sortirent rapidement. Abasourdi, il mit un certain temps avant de comprendre.

–  « Attends, ta décision est un peu rapide, non ? Je comprends que tu sois choquée, mais si tu as besoin de plus de repos, on peut s’arranger. »

–  « Je n’y arriverai pas. Écoute : j’adore la boite, j’adore travailler avec mes collègues, mais je ne supporte plus Paris après tout ça. Je me suis rendue compte que sans le boulot, je n’ai rien ici. Damien et moi avons rompu il y a plusieurs semaines. Ce temps passé chez moi sans rien faire m’a renvoyé cette solitude en pleine figure. J’ai besoin de changer d’air et maintenant. » J’avais mis toute la conviction dont j’étais capable. Un silence gêné s’installa entre nous. Je comptais le temps qui me séparait du moment où les filles débarqueraient de force pour m’extraire du bâtiment. Il reprit avant que je n’aie le temps de le faire.

–  « Je ne comprends pas. Hier encore, tu t’ennuyais tellement du boulot que tu es revenue pour donner tes directives pour des dossiers… »

–  « Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes ce sentiment d’angoisse que j’ai. Tu as une famille, des enfants qui t’attendent le soir. Tu as autre chose en dehors du boulot. Pas moi. J’ai certes besoin de voir mes proches en ce moment mais j’ai surtout besoin de changer d’air et de recommencer quelque chose pour moi. Je compte reprendre mes études, peut-être quitter le pays et voyager un peu pour me retrouver face à moi-même et apprendre. Juste me faire plaisir. Ce qui m’est arrivé a été comme un électrochoc. J’ai toujours étudié pour être la meilleure, avoir un bon job mais aujourd’hui ce n’est pas assez. Ce dont j’ai vraiment besoin en ce moment, ce n’est pas à l’agence que je vais le trouver… J’ai pris ma décision hier soir. Je vide mon appartement dans les jours à venir. »

–  « Je vois. Je n’ai pas trop le choix que d’accepter ta démission dans ce cas. »
Le mutisme qui suivit fut encore plus long que le premier. J’avais envie de m’excuser pour ce mensonge et la déception que je venais de causer, mais l’heure n’était plus à la bienséance.

–  « Bon… si tu as encore quelques minutes à nous accorder, on va annoncer la nouvelle à tous. Je vais également prévenir le comptable et les ressources humaines pour qu’ils fassent le nécessaire pour tes papiers et le solde de ton compte. Pendant ce temps, tu expliqueras les derniers détails de tes dossiers aux juniors. »

–  « Merci, Robert. »

Il ne me regardait pas. Il s’avançait déjà vers la porte de son bureau. L’annonce fut brève auprès des collègues qui étaient encore dans les locaux. Je partageais mes accès aux campagnes aux juniors, filais les login et mots de passe des différentes interfaces que j’utilisais. Je repassai dans le bureau de Robert pour récupérer les documents. Il me restait quelques minutes pour rejoindre le reste du groupe.

– « Je te souhaite de trouver ce qui te manque », me dit-il en me tendant les papiers et le chèque. « Je préfère te voir partir pour te refaire une santé que tu nous quittes définitivement. »

N’avait-il pas compris que je ne reviendrai pas ? J’avais posé ma démission pourtant. Devant mon incompréhension, il se sentit obligé de poursuivre.

– « Nous avons appris ce matin que la nana du cinquième qui déjeunait avec vous est morte dans la nuit. Son patron nous a prévenus ce matin. Une sorte de caillot de sang qui s’est formé à la suite d’une opération et qui est remonté vers le cœur ou le cerveau. Je n’ai pas retenu les détails, c’était déjà assez triste comme ça car elle était jeune. »

J’avais beau savoir la vérité, l’annonce me fit un choc. Robert continuait sur sa lancée. – « Il a souhaité nous en informer, dans la mesure où vous étiez avec elle lors de l’accident. C’est sa mère qui les a prévenus. De mon côté, j’ai pris des nouvelles de Caroline et Christopher. Ils vont bien. »
Même si cette dernière information me rassurait, je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter pour Olga. Cela signifiait-il qu’elle ne pourrait jamais revoir ses proches ? Ne jamais leur dire la vérité et évacuer l’horreur de ce qui lui était arrivé ? Si c’était le cas, alors elle était bien morte. Une nouvelle vie à se construire, elle qui avait déjà beaucoup de mal à s’ouvrir aux autres…
Je dis au revoir à Robert et lui remis mon badge d’accès. Il me filait discrètement deux-trois michokos dans ma main avec un clin d’œil. Je promis de lui donner des nouvelles dès que possible. La porte de l’agence refermée, je retournai à ma nouvelle réalité. Un coup d’œil à ma montre me confirma que j’étais dans les temps. Je dévalai les escaliers des quatre étages pour rejoindre le fourgon. Mes blessures tiraient un peu. Kayla et Megan m’attendaient à l’accueil du bâtiment. Après vérifications d’usage, nous sortions en courant pour nous engouffrer dans le véhicule.

– « Ça va ? Ça s’est bien passé ? », s’enquit Belen.
– « Oui, il m’a crue. Cela m’a fait un peu de peine de lui mentir, mais j’ai joué le jeu. »
– « Génial. Il ne reste plus à présent qu’à prévenir ta famille », dit Megan, en caressant un des chats, sorti de sa cage.
– « Direction le Nord ! », s’anima Callie.

Vu ce qu’il m’attendait, je n’avais pas hâte d’arriver.

Le revers du secret (L’Amazone, Chapitre 6)

Cela faisait bientôt une heure que nous étions en route et nous venions à peine de quitter la région parisienne. Callie et Belen enrageaient face aux embouteillages. Pour ma part, j’étais habituée, mais je comprenais leur tension dans le contexte actuel. Belen échangeait encore des coups de fil avec la fameuse Alexis – qui ne semblait pas à l’aise avec les derniers changements de plan – et Aaron. Pour le dernier, d’après le ton animé et comique que prenaient leurs échanges, je ne pouvais m’empêcher de faire le rapprochement avec l’ambulancier. Est-ce la raison pour laquelle il avait été si sympa avec moi ? J’espérais au fond de moi qu’il avait été aussi sympa avec Olga, surtout après ce qui lui était arrivé. Je ressassai mes remords pour cette dernière quand mon téléphone se mit à vibrer dans ma poche. Je sortais le portable de ma poche dans une grimace, les fils de mes sutures tirants encore sur mes cuisses. Un SMS de Damien.

« Salut ma puce ! Je prends mon vol dans trois jours.

Tu viens me dire au revoir avant quand même ? :’( »

Et merde, j’avais complètement oublié de le prévenir. Dans ma tête, son départ imminent avait fait de lui un souci en moins à gérer dans l’immédiat, mais il fallait que je lui monte aussi un bateau. Et comment le faire sans le revoir avant mon départ ? Il allait automatiquement se doutait de quelque chose… au moins, il ne me chercherait pas très longtemps sur Paris puisqu’il quittait également le pays. Kayla regardait le paysage avec un chat sur ses genoux. L’autre se reposait près de moi. Je me creusai les méninges tout en caressant l’écran tactile de ma manche pour effacer machinalement les précédentes empreintes laissées par mes doigts. Pour éviter toute complication, je sortai la même excuse que celle que je m’apprêtai à sortir à Gab et Patrick. Je lui annonçai mon départ pour un nouveau poste à l’étranger. Au moins, si Gab venait à discuter avec Damien sur les réseaux sociaux, je ne risquais pas de me faire prendre à mon propre jeu.

« … Je suis désolée de ne pas avoir pu te dire au revoir en personne, mais tout s’est décidé hier pour le Canada. Tu sais à quel point il est plus facile de trouver un job du jour au lendemain là-bas… J’espère que tu ne m’en voudras pas mais je ne voulais pas rester sur Paris sans toi, surtout après ce qu’il m’était arrivé. Je pense énormément à toi et croise les doigts pour vous deux. J’essaierai de te rendre visite dès que possible une fois que je serai bien installée. Gros bisous. »

Je ne savais pas encore si cette promesse était un mensonge ou pas. Après tout, je ne savais pas encore ce qui allait m’arriver dans les prochains jours. Je finissais de taper mon message, qui faisait des pages comme d’habitude, et l’envoyer quand Megan qui m’espionnait depuis quelques secondes depuis le rétroviseur explosa.

– « Mais elle est malade, celle-là ? Qu’est-ce qu’elle me fait ? Kayla, bordel, tu ne pouvais pas la surveiller ? »

Je restais pétrifiée sur mon siège, les chats s’étaient réveillés en sursaut, le poil hérissé et complétement perdus.

– « Quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce que j’ai fait ? »
Kayla me prit mon portable des mains et le jeta dès que l’ouverture de sa fenêtre le permit. J’allais protester quand Megan reprit de plus belle.

– « Et si ton portable était surveillé ? Tu y as pensé ? On ne t’a pas sauvé la peau pour que tu les guides jusqu’à nous ! »

Je n’avais pas répondu face à la véracité de ses arguments. Et moi qui comptais ajouter dans le message que j’étais en route pour dire au revoir à Gab et Patrick. Heureusement que je m’étais abstenue. Je ravalai mes larmes en regardant par la fenêtre. Je ne donnerai pas à Megan le plaisir de me voir pleurer. Après tout, je ne savais pas que je faisais courir un risque à quiconque en répondant à ce message de mon meilleur ami. Il n’y avait rien d’intentionnel. Et puis je n’étais pas entraînée à éviter des pièges et autres trucs d’espionnage. Cela commençait déjà à me souler…

Callie me rejoint à l’extrémité du van, Megan grommelant au volant et Belen tentant de la calmer. Kayla se rapprocha de moi pour me tenir la main, comme à une enfant, mais je la retirai immédiatement. Cela ne ferait que déclencher le torrent de larmes, que la fatigue rendait difficile à retenir.

– « Ça n’est pas vraiment de ta faute », me rassura Callie. « Tu ne pouvais pas savoir que ça pouvait nous mettre en danger. Tu n’es pas encore formée pour être sur le qui-vive et respecter les règles de sécurité que nous mettons toutes en place. C’est une histoire de protocole. Tu t’y feras. »

Mon menton continuait de trembler malgré moi. Elle reprit son monologue.
– « Si ça se trouve, personne n’a eu le temps ou l’occasion encore de suivre tes échanges téléphoniques. Toutefois, pourrais-tu me dire s’il te plaît à qui tu as répondu et le contenu de ce message ? »
Callie avait le regard de la mère qui cherchait à faire avouer une bêtise involontaire à son enfant, ce qui m’exaspéra au plus haut point, même si je préférais avoir affaire à elle plutôt qu’à Megan. Je pris une respiration profonde pour me calmer. Callie n’y était pour rien, et pour l’instant, elles essayaient toutes de me protéger. Et puis, si je craquais face à « une nouvelle collègue » qui me criait dessus, qu’est-ce que cela serait devant une guerrière qui voudrait me tuer. Je devais m’endurcir.

– « Mon meilleur ami m’envoyait un texto pour confirmer ma venue à l’aéroport dans trois jours pour lui dire au revoir. J’avais complètement oublié avec les évènements qu’il quittait bientôt le pays. Je lui ai juste dit que je partais aujourd’hui de Paris pour un nouveau poste à l’étranger. Je lui ai promis que je lui enverrai un email quand je serai installée. »

Belen qui avait tout entendu se retourna.
– « Bon, ce n’est pas si grave. Tu n’as pas lâché d’info compromettantes. Comprends juste pour la prochaine fois qu’on risque gros à communiquer sur des lignes non protégées. A la maison, nos lignes internet ont différents routeurs pour éviter de nous localiser. Tout est crypté. Nous avons toutes un portable qui détourne le signal et l’origine de nos appels. »

Je tiltais sur le terme affectif utilisé par Belen pour désigner leur pied à terre. Kayla, qui jusqu’ici était restée silencieuse, se crut obligée de renchérir.

– « Oui, tu verras, ils sont super sympas. Tu pourras choisir la coque de ton portable. Bientôt tu me remercieras d’avoir jeté ton ancien portable », acheva-t-elle dans un sourire qui se voulait convaincant.

Ouais, super. Et comment allais-je faire pour récupérer les numéros de mon répertoire ? Et puis j’étais mal à l’aise par ce qu’elles promettaient. Cela signifiait que j’acceptais de les suivre et devenir une des leurs. On en oublierait presque la sauvagerie que laissait deviner leur condition. Elle continuait de me fixer avec un grand sourire, tout en câlinant les chats désormais calmes. Abandonnant mes réparties acides, je capitulai. Je fis comme les autres et lui rendis timidement son sourire. On ne pouvait qu’être patient à son égard. Malgré son comportement décalé et le fait que je la connaissais à peine depuis quelques heures, j’étais sûre d’une chose quand je la regardai : c’était une vraie gentille. Elle serait un élément stable et important de ma nouvelle vie, qu’importe ce que je choisirai. Je pense. Non, en fait j’en étais sûre. Je devrais tout recommencer depuis le début et pour le moment, elle était une des rares personnes gentilles et attentionnées à mes côtés. Et comme elle le disait, les chats l’avaient adoptée. Callie et Belen étaient sympas mais Kayla avait ma préférence.

Je flippais, rien qu’à imaginer ma nouvelle vie et mes prochaines fréquentations. Je craignais autant le danger encouru que la solitude. Tout compte fait, je n’étais pas mécontente de l’avoir à mes côtés pendant mon séjour chez mon père. Émotionnellement, elle me serait d’un grand soutien et me remonterait le moral. Quant à Megan, qu’elle aille au diable ! Le fait que je sois nouvelle ne lui permettait pas de me hurler dessus. Si elle m’avait interrompue et expliquée la règle à suivre, j’aurais compris et le résultat aurait été le même. Callie reprit sa place et le reste du trajet se fit dans le silence.

Je profitais du calme revenu pour observer ces « Amazones ». (Je n’arrivais pas à me décider par un terme pour les nommer. Même les autres appellations qu’elles utilisaient me paraissaient irréelles). Kayla ne s’offusquait pas de mon indiscrétion et continuait de me proposer régulièrement des bonbons pris le matin même dans son sac. De l’avis d’une personne lambda, Kayla était d’une taille impressionnante. Elle devait bien atteindre les 1,85 m – 1,90 m. Plus que sa taille, la ligne de ses muscles était une invitation à la prudence la concernant. On la devinait à fleur de peau, comme si des années d’entraînement avaient conditionné son corps à répondre mécaniquement à la moindre stimulation. Néanmoins, à côté de ses sœurs de combat qui arborait la même taille, elle gardait un certain côté enfantin. Tout se concentrait sur son visage si communicatif, à l’opposé des guerrières des autres clans aperçues au boulot ou à l’hôpital. Ses cheveux, d’une couleur chocolat prononcée et complètement indisciplinés malgré ses efforts pour les tenir en chignon, étaient à l’image de sa personne : un peu fous. Seule une cicatrice, que je découvris enfin pour la première fois à la lumière du jour, partant de son oreille et longeant sa mâchoire brisait la symétrie de son visage de môme. Ses traits durcis par les exercices et la souffrance n’enlevaient rien à la beauté de son visage. Elle avait de magnifiques yeux verts qui égayaient ce dernier et faisaient écho à une dentition parfaite. S’apercevant de mon regard inquisiteur, elle répondit à ma question muette.

– « Ça aurait pu être pire. J’ai évité un coup de scramasaxe de mon assaillante. » Devant mon air hébété, elle leva les yeux au ciel d’un air exaspéré et se sentit obligé de préciser.

– « C’est un couteau ancien à double lame que nous utilisons depuis la nuit des temps. Ça fait partie de notre attirail. C’était à mes débuts. J’étais jeune et pas aussi expérimentée qu’aujourd’hui. J’ai été prise au dépourvu mais j’ai réussi à éviter le pire. Ça aurait pu toucher ma carotide. »

L’Appel (L’Amazone, Chapitre 6)

Belen, Callie et Megan attendaient ma réaction. Je cachai mon effroi en imaginant la situation. Je prenais les devants et enchainais les questions pour donner le change, ce qui soulagea le jury du van.

– « Jeune ? Mais tu as été recrutée à quel âge ? »
– « Ma lueur s’est mise à briller peu après mes dix-sept ans. J’ai aujourd’hui vingt-cinq ans », ajoutait-elle, pressentant ma prochaine question.
– « Combien de temps as-tu mis pour obtenir tes … ta force ? ».

Je ne voulais pas lui faire de peine concernant son gabarit. Je ne savais pas si elle en tirait une fierté.

– « J’ai toujours eu une carrure impressionnante, mais j’ai mis quand même près d’un an avant de devenir celle que je suis. Une fois que tu es définitivement éveillée, que l’ancienne amazone passe le relais, tes sens s’éveillent et tes instincts primaires prennent le dessus. C’est à partir de ce moment que tu progresses vraiment, comme si ton corps attendait ce signal pour faire éclore ta vraie nature. »

Les autres continuaient de suivre nos échanges. Je les ignorais désormais. Kayla avait éveillé ma curiosité quant à cette nouvelle voie qui s’ouvrait peut-être à moi.

– « Comment se fait-il que les personnes autour de moi ne sont pas plus impressionnées que ça par rapport à votre stature ? J’ai remarqué les filles des autres clans quelques jours plus tôt mais mes collègues n’y prêtaient pas plus attention que ça. Idem à l’hôpital. »

–  « On peut parfois avoir cet effet. Nous ne savons pas si c’est un instinct de défense chez l’être humain de nier la réalité et poser son regard sur autre chose, ou si c’est quelque chose qui s’émane de nous pour rebuter le commun des mortels et nous laisser manœuvrer en paix. Tu as fait attention à nous car tu devenais plus sensible … et pour cause. »

–  « Je doute encore de tout ce que vous me dites sur ma nouvelle condition car je ne suis ni grande ni forte. Du moins, pas comme vous. Vous m’avez dit que ma lueur commençait à briller et pourtant, je ne me sens pas encore capable de lever une massue, une voiture ou que sais-je encore… »

Mon admiration pour leur force physique fit sourire mon public. Même Megan ne put retenir un rictus.

– « Pourquoi ne suis-je pas comme vous ? », repris-je plus sérieusement. Callie prit le relais.

– « Même si nous sommes toutes différentes, nous avons deux types, deux castes de guerrières. Alexis te l’expliquera plus en détail, mais pour la faire courte : il y a les voltigeuses et les piliers, comme nous. Nous sommes la force pure et nous ne pouvons compter que sur nos instincts. Une certaine vitalité ou brutalité, appelle-la comme tu veux, coule dans nos veines. Toi, tu ressembles davantage à une voltigeuse. C’est un terme affectueux qu’on donne, comme pour les trapézistes les plus légères qui font les cascades sous les chapiteaux. Les voltigeuses sont beaucoup plus rares, d’où les attaques virulentes de ces dernières heures. On en compte deux ou trois par clan max et leur but est de protéger l’alpha. Votre force ne réside pas dans vos muscles mais dans votre vélocité et vos « dons ». Vos instincts de survie sont encore plus affûtés que les nôtres, d’où votre fonction au sein du clan. Après concertation avec Belen, nous sommes quasi sûres que tu en es une, vu la façon dont tu as agi lors des deux fusillades : mise à l’abri et protection d’autrui. »

Belen me sourit. Megan continuait de fixer la route, concentrée. Je l’ignorais. J’avais déjà assez de mal à enregistrer et digérer toutes ces informations. Heureusement qu’elle me
« l’avait faite courte » ! Des milliers de questions papillonnaient dans mon esprit. Callie attendait nerveusement ma réaction face à ces révélations. S’attendait-elle réellement à ce que je craque ? Ses grands yeux écarquillés affichaient un contraste encore plus net sur sa peau mate et ses cheveux noirs jais. Elle était clairement d’origine hispanique, mais l’absence d’accent ne me permettait pas de confirmer ce point. Moins musclée mais plus trapue que Kayla, elle imposait tout autant le respect.

– « Pour finir de répondre à ta question », reprit Belen, « ta lueur d’appelée brille mais pas ta lueur de guerrière. Cette lueur tout comme ta carrure et tes aptitudes évolueront quand le flambeau avec l’ancienne guerrière sera passé. C’est pour cela que tu n’es pas encore éveillée. Tu n’as qu’une partie de tes instincts. Comme Callie vient de le dire, tu fais partie en plus des voltigeuses, ce qui est un cas de recrutement assez rare pour nous. Pour être honnête même, tu es la première que Callie, Kayla et Megan vont chercher. Sans ta lueur de guerrière, nous ne pouvions pas connaître et c’est pour cela que nous suivions ton amie. Mais ne t’inquiète pas. A ton arrivée, nous nous occuperons de toi et tu progresseras vite. Tu es déjà plus que prometteuse, et … »

D’un claquement de langue, Megan coupa Belen, qui comprit instantanément le rappel à l’ordre.

– « De toute façon, Alexis t’expliquera tout en détail à ton arrivée », morigéna Megan d’un ton moins agressif que je ne l’aurais cru après une telle intervention. « Pour l’instant, je préfère que tu te concentres sur ce que tu vas dire à tes proches. Nous arrivons dans une demi-heure et il vaut mieux que tu revois les détails avec Kayla. »

Elle finit sa phrase d’un coup d’œil dans le rétroviseur intérieur pour s’assurer que le message était bien passé. Même si la dernière remarque de Belen me laissait pensive, j’avais déjà assez d’information pour comprendre ce qui m’attendait. Je me promis toutefois de poursuivre cet entretien avec Kayla dès que j’en aurais la possibilité ce weekend.

Je récitai, comme une élève le fait pour un poème, les divers arguments et alibis que je devais fournir ce weekend. Mon oreille percevait à l’avant du véhicule une discussion, qui apparemment ne devait pas m’être destinée, quoiqu’elle semblât être en rapport avec ce dont nous venions de parler. Belen et Megan échangeaient maintenant à voix basse. Le ton était rythmé.

– « … quel clan va perdre sa voltigeuse ? », questionnait Belen.

– « Aucune idée … même pas le mode de passation… »
Je ne comprenais pas tout ce qu’elles disaient, la voix de Kayla couvrant les leurs.

– « … aucun mouvement de troupe prévu pourtant… », reprit Belen.
– « Tu m’écoutes, Elise ? », interrompit Kayla.
– « Oui, oui, je ne comprenais pas le sens de ta phrase sur le moment mais maintenant c’est plus clair. »
L’excuse du « lost in translation » était minable, j’en étais consciente. Mais c’était la seule à m’être venue à l’esprit sur le moment. Kayla semblait la gober. Elle devait mettre cela sur le compte de la barrière linguistique. J’essayais de capter encore quelques bribes de l’autre conversation qui se déroulait devant moi.

–  « … Elena est perdue… pas deviné son don… troublée par la couleur de sa lueur », soufflait Megan.

–  « … deuxième fois déjà… qui se trame, pff », conclut Belen.

–  « Elise ? C’est encore une expression que tu ne comprends pas ? », s’inquiétait Kayla devant mon regard vide et mon manque d’attention. Callie nous regardait désormais.

–  « Non, j’essayai juste d’assimiler pour m’en souvenir », dis-je dans un sourire discret. J’arrêtai à contrecœur de les espionner. Ayant attiré l’attention, je ne souhaitais pas me faire enguirlander une deuxième fois par mes « protectrices ».
Je finissais rapidement la mise au point avec Kayla. « C’est dingue comme cela allait plus vite avec un peu d’attention », me lançai-je ironiquement. Je réalisai enfin que les heures défilaient et que j’allais devoir mentir à Gab et Patrick pour les éloigner de ma vie. Avoir mis tout ce temps à recréer une famille après le départ de ma mère pour devoir leur tourner le dos aujourd’hui… Qui allait prendre soin d’eux ? Bien sûr il y avait Marianne pour mon père. Mais pour Gab ? Je sentais les larmes arriver au galop et commencer à me bruler les yeux. Je tentai de me maîtriser. Je me promettais sur le moment d’être toujours là pour lui. D’une manière ou d’une autre, il fallait que je sois là pour lui. Plus que pour son bien-être, il le fallait pour le mien. Je fixai les cicatrices mises à nues sur les avant-bras, cous et visages des autres passagères de la voiture. J’imaginais sans trop de mal les moments où je surmonterai ces blessures et mutilations… mais je savais que je ne supporterai pas d’être amputée de Gab. Je me forçais à penser à autre chose mais la cicatrice sur le visage de Kayla m’interpellait sans cesse. Si jamais de telles guerrières arboraient ce genre de blessures, je n’imaginais même pas ce qu’une empotée comme moi allait afficher sur le reste du corps. Et dire que je voulais mettre des robes cet été…

Garées devant un bureau de location de voiture à trente minutes de chez mon père, nous échangions les dernières consignes avant la séparation de l’équipe. Kayla enlevait les protections d’acier en dessous de sa tenue, ce qui la rendait plus « normale ». D’un coup d’œil donnée à l’équipement, je notai que tout ce qui était en rapport direct avec leur attirail porté le même sigle : cela ressemblait à un croissant de lune surmonté d’une lame.
Nous mettions la cage des chats dans la voiture louée pour l’occasion. Patrick aurait en effet trouvé cela étrange de me voir arriver dans un grand fourgon blindé, accompagnée d’une amie venue en touriste. Il nous fallait à coup sûr peaufiner les détails pour n’éveiller aucun soupçon et nous faciliter la tâche pour la première mission que je devais effectuer. Pendant que Kayla, Belen et Callie se mettaient d’accord sur le mode de communication et le timing à tenir, je continuai de charger la petite citadine que nous venions de louer.

– « Tiens, enfile ceci », me lança Megan arrivant derrière mon dos.
Il s’agissait de deux plaques de métal reliées par des sangles de cuir. Devant mon air ahuri, elle reprit malgré elle.

– « Du kevlar. C’est sommaire, mais ça restera discret sous ton pull. Une fois portées, les plaques de ce harnais devraient se positionner devant et derrière ton cœur… Cela devrait éviter une partie des blessures mortelles en cas d’attaque. »

Son regard était un peu fuyant. Elle semblait gênée. Je ne relevai pas pourtant. Je bloquaisur ses derniers mots. J’oubliai parfois les raisons de ce remue-ménage et le danger qui me guettait. L’entendre dire m’avait mis une claque et la peur revenait malgré moi. Je n’étais plus aussi sûre de mon plan. Sans attendre, je m’engouffrai dans le fourgon pour me changer et enfiler cette protection de fortune.

– « Tes blessures ont une meilleure tête. Tu cicatrises plus vite que prévu, c’est bien », laissa échapper Megan qui m’avait suivie.

Les mots semblaient écorcher les lèvres de cette dernière.
– « C’est grâce à Kayla. Elle s’est occupée de mes pansements sur les dernières vingt-quatre heures. »
De moins en moins à l’aise, elle balbutia.

– « Oui. Kayla est une fille bien et elle s’y connait en premiers soins… Ecoute. Je suis désolée pour tout à l’heure. J’ai juste eu peur. Nous sommes habituées à aller chercher les appelées, mais nous n’allons pas en chercher autant. Et quasiment jamais de voltigeuse. Les enjeux sont plus grands… »

Consciente de l’effort qu’elle faisait, je lui facilitai la tâche. Son malaise n’était que trop palpable et m’oppressait presque. Autant sauter sur l’occasion pour apaiser les tensions et m’en faire une alliée. J’en aurais sûrement besoin à l’avenir.

– « Ce n’est pas grave. J’ai juste été surprise. Je ne vous connais que depuis peu et ta colère m’a prise au dépourvu. Mais j’ai compris les raisons après coup. Je viens de découvrir quelque chose qui va bouleverser ma vie et cela fait à peine deux jours… Je ferai encore sûrement plein d’erreurs à l’avenir, mais je ferai tout pour apprendre vite et ne plus être un boulet. Je vous suis redevable pour m’avoir sauvée. Mais si tu peux à l’avenir éviter dans la mesure du possible de me hurler dessus car cela me tétanise. Je comprends plus vite quand on me parle calmement. »

J’esquissai un sourire, aussi sincère que je le pouvais. Ce qui eut l’effet escompté puisque je sentis une vague de soulagement l’envahir. Megan avait définitivement le sang chaud, je le sentais. Mais le sachant, je composerai avec.

– « D’accord », convint-elle en me rendant mon sourire. « Je ne sais pas encore si tu rejoindras notre clan mais j’essaierai de te faciliter la tâche. »

Sur ces mots, elle tourna les talons et rejoignit les autres. Cela devait être déjà beaucoup venant de sa part. Belen qui avait saisi la teneur de l’échange, esquissa à mon égard un sourire entendu et bienveillant. Kayla m’escorta joyeusement jusqu’à la voiture de location.

– « Je peux la conduire ? », risquai-je. J’avais toujours eu un faible pour les voitures.

– « Même pas en rêve. J’ai mis une option dessus depuis le début », assena-t-elle d’une mine réjouie. « En plus, tu es censée être blessée pour ton père. »

Elle marquait un point. Le moteur ronronnait déjà doucement, laissant deviner le peu de chevaux sous le capot.
Le fourgon nous suivait deux voitures plus loin. Les minutes défilèrent comme des secondes. Je ne prêtais pas attention aux directives du GPS. Au moment de nous engouffrer dans l’impasse où vivait mon père, le fourgon continua sa route quelques mètres plus loin pour se positionner à distance.

Patrick était dehors en train de charger la voiture. Nous arrivions décidément à temps. Nous nous mîmes en double-file à sa hauteur.

– « Salut, Papa ! Qu’est-ce que tu fais ? »

– « Bah… Elise… ».
Il semblait avoir beaucoup de mal à se remettre de cette surprise.

–  « Que fais-tu ici ? Nous étions sur le point de prendre la route pour te rejoindre sur Paris ! », enchaîna-t-il.

–  « J’ai pris la route dès que possible. L’entretien avec le commissariat s’est déroulé plus tôt que prévu. Donc j’en ai profité pour vous rejoindre. »

–  « Cela va faire deux heures qu’on essaie de te joindre. Pourquoi tu n’as pas répondu à nos messages et nos appels ? Nous étions tellement inquiets avec Gab qu’on s’est décidé à venir te voir. On pensait que tu avais des soucis ou des complications avec tes blessures. » Il me grondait et en avait tous les droits, malgré mon âge.

–  « Non. Je comprends ton inquiétude, mais ce n’est rien de tout ça », commençai-je en éprouvant des remords pour le stress causé. « J’ai des soucis avec mon téléphone et je n’ai effectivement rien reçu. Je dois justement m’en racheter un. »

Je fus étonnée du naturel avec lequel mes mensonges sortaient. Je descendais de la voiture et le prenais dans mes bras pour lui dire bonjour. Kayla en profita pour garer à côté la voiture. Il me serra plus fort qu’à l’accoutumée, ce qui relança un peu la douleur de mes coupures, mais je ne dis rien.

– « On s’est vraiment inquiété, tu sais ? »
– « Oui, je sais. Je comprends et j’en suis désolée. C’est pour cela que je suis revenue aussi vite. Je n’allais pas bien sur Paris. »
Il s’écarta, surpris par ma confidence. En voyant Kayla venir avec les chats à notre rencontre, je ne lui laissai pas le temps de répliquer et pris les devants pour la lui présenter.

– « Papa, je te présente une de mes meilleures amies, Kayla. Elle vient du Canada et ne parle malheureusement qu’anglais. » Mon dieu, pourvu que Kayla sache imiter l’accent canadien… « Elle était de nouveau de passage sur Paris. Quand elle a su ce qu’il m’était arrivé et vu mon état, elle s’est proposée de me ramener dans le Nord avec les chats. En plus, je lui avais toujours promis de lui faire découvrir la région. »

Je me surpris encore par la fluidité de mes réponses. Jamais je n’aurais cru dire un jour que le nord était une région à découvrir.
L’amazone n’avait rien compris à cet échange mais n’en fit rien paraître. Et quand bien même elle aurait pris l’air perdu, je pense que cela aurait collé au personnage. Elle se contenta de serrer la main de mon père en murmurant un bonjour incertain. Patrick, qui n’était pas à l’aise avec l’anglais, était encore plus décontenancé par la carrure de mon accompagnatrice. A notre arrivée, il n’avait visiblement pas prêté attention au fait que je n’étais pas seule dans la voiture. Maintenant sa tête n’en finissait pas de se lever pour atteindre le visage de ma complice. Il eut beaucoup de mal à enchaîner.

– « Bonjour Kayla… je suis enchanté de vous rencontrer… Au fait, merci de m’avoir ramené Elise. »

Gênée, Kayla m’interrogea du regard à la recherche d’un peu d’aide pour la traduction. Il venait d’oublier ce que je venais de dire concernant Kayla et le français. Notre plan semblait marcher : il ne prêtait attention qu’à la moitié de mes phrases.

–  « Elle ne parle pas français », me répétai-je. « Je ferai l’interprète ce weekend. C’est une de mes amies rencontrées lors de mon année universitaire à l’étranger. Ça ne te dérange pas au fait si elle reste avec nous ? Elle dormira dans ma chambre. »

–  « Euh, non, bien sûr que non. »

–  « Gab est à l’intérieur ? », demandai-je alors que je m’avançais déjà vers la maison.

–  « Oui, vas-y, rentre. Il doit être en train de finir son sac. »

D’un signe de tête convenu, il entreprit de débarrasser Kayla de la cage des chats et l’invita à le précéder et entrer dans la maison.

La mascarade (L’Amazone, Chapitre 6)

Nous étions désormais à table, devant un rôti préparé à la hâte. Après l’effet de surprise, Patrick s’était détendu et passait son temps à s’occuper de notre hôte (comme je l’avais prévu) et me materner. Je tentai de ne pas me laisser prendre à ce jeu, malgré l’envie. Il fallait qu’il me croie assez solide pour me laisser partir sans trop m’inquiéter. Je racontais de nouveau l’épisode de la fusillade dans le resto, récit que je dus traduire en direct à Kayla pour la mêler à nos conversations. Le plan continuait de se dérouler comme prévu : Gab et Patrick prêtaient assez attention à notre invitée pour me poser plus de questions personnelles. Observant Gab, je ne doutais pas un instant que la première question qu’il me poserait en seul à seul concernerait davantage la venue de Kayla et l’origine de sa cicatrice sur le visage. Il avait d’ailleurs bloqué sur cette dernière au moment des présentations, comme s’il était pétrifié sur place. J’en étais mal à l’aise. Si Kayla s’en aperçut, elle eut la gentillesse (ou l’habitude) de ne rien en faire paraitre.

Un peu plus tard, leur appréhension envers Kayla avait disparu et malgré la barrière de la langue, l’ambiance était détendue et amicale. Déjà mon frère se lançait dans le récit d’anecdotes embarrassantes me concernant, qui une fois traduite firent franchement rire l’amazone. Le moment n’était pas idéal mais il me parut assez propice pour l’amorce de la deuxième partie du plan : annoncer mon départ. Je ne pouvais pas me permettre d’attendre plus longtemps. Je partais dans moins de quarante-huit heures et ne tenais pas à ce que ma complice me rappelle à l’ordre.

– « Gab, Papa… je ne suis pas remontée uniquement pour vous rendre visite et vous rassurer sur mon état. »

En dépit du ton qui se voulait sûr de soi et positif, le visage de mes proches se décomposaient, s’attendant au pire. Kayla, consciente du changement d’ambiance et de ce qui allait se passer, était davantage à l’écoute.

– « Et tu es venue pour… ? », entama mon frère pour m’inciter à continuer.

– « Pour vous rassurer avant de reprendre la route. »
Je leur laissais quelques secondes avant de reprendre, afin de m’assurer qu’ils suivaient.

–  « En réalité, ça n’allait pas très fort ces derniers mois sur Paris. Je tenais avec l’aide de Damien et d’autres amis. Mais comme vous le savez, Damien part à l’étranger avec son nouvel ami, pour une durée indéterminée. J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps et me suis dit qu’il fallait que je bouge également pour retrouver une dynamique qui me convient plus. Comme il n’y a pas vraiment de travail pour mon profil dans la région, j’ai pensé à l’étranger. J’ai demandé de l’aide à Kayla qui a appuyé ma candidature dans sa société. Elle m’a annoncé la nouvelle par téléphone le matin de la fusillade et prenait l’avion pour me rejoindre et m’aider à préparer mon départ pendant ses vacances. »

–  « Attends un peu », coupa Patrick débordé par le flux d’information. « Tu quittes tout car ton ami homo a trouvé un copain et qu’il part à l’étranger ? … »

–  «Non ,tu n’y es pas du tout.»

–  « Parce que si c’est ça, je ne suis pas d’accord. On a failli te perdre il y a trois jours et tout à coup, tu décides de tout plaquer… Ce n’est pas toi… C’est cet accident qui t’a fait dérailler, c’est ça ? Je savais bien que la comédie que tu jouais avec Damien était malsaine. Il t’a fait de la peine, c’est ça ? »

Je devais calmer le jeu. Patrick s’emballait. Il était au courant depuis le début de notre arrangement avec Damien, sans le comprendre vraiment. Pour lui, il n’avait rien de bon à tirer de ce mensonge et ne concevait pas qu’on puisse craindre de révéler son homosexualité à ses proches.

– « Arrête, tu dis n’importe quoi ! Et puis calme-toi. Kayla ne comprend rien à ce que l’on dit et va se sentir mal à l’aise. »

Le regard de mon frère était posé sur moi. Une douleur me transperçait l’estomac. Je sentais sa colère, sa tristesse, mais plus que tout son incompréhension. Je le connaissais assez pour lire ce qui lui traversait l’esprit, assez pour que cela m’atteigne et me fasse douter de mes choix. L’amertume de Patrick me parvenait en écho. Je me fis violence pour soutenir son regard. Je le devais pour leur sécurité.

– « Il n’y a aucun rapport avec Damien. C’est justement lui qui m’a permis de tenir sur Paris jusque maintenant. Lui et vous. Je savais en venant ici que cela vous ferait de la peine et vous décevrait. Mais je ne vais pas bien, je n’aime plus mon travail, je n’aime plus ce qu’est devenue ma vie et je ne me vois pas continuer comme ça. J’ai besoin d’un grand changement. »

Mes sanglots brouillaient ma vision et rendait mon monologue tant répété difficile à sortir, ce qui rajoutait de la crédibilité à mon mensonge.

– « Je vous aime énormément mais je ne m’aime plus. »
Je jouais délibérément sur le côté affectif. Ils m’aimaient assez pour tout accepter et je les aimais assez pour disparaître de leur vie afin de les protéger.

– « Comme je le disais, j’ai besoin de changer de métier, de changer de décor pour rebondir. J’ai demandé à Kayla d’appuyer ma candidature il y a quelques mois au sein de la société pour laquelle elle travaille. J’ai été acceptée au sein de leur programme de formation. Je serai formée pendant les trois premiers mois pour devenir développeur de jeux vidéo. »

Égarés par cette décision, leurs yeux faisaient l’aller-retour entre Kayla et moi. Cela me rappela soudain que cela faisait un moment que je n’avais pas inclus cette dernière dans nos échanges. J’entrepris de traduire rapidement les dernières phrases. Ce fut à son tour de marquer un léger temps de surprise.

– « On a une société d’édition de jeux vidéo ? C’est bon à savoir. »
Heureusement que Gab et Patrick ne comprenaient rien à cette remarque en anglais. Je ne mis qu’un quart de seconde à comprendre le comique de la situation. Nous avions tellement discuté ces dernières heures du timing à tenir, des impératifs, du danger, de mes nouveaux devoirs et engagements, des précautions à prendre… que j’avais complètement oublié de lui parler de la couverture que j’avais choisie. Pressée par le temps, elle ne l’avait même pas demandé de son côté. La peine de Gab me pesait encore sur le cœur mais je sentais de la suspicion de sa part. La surprise, quoique très brève de Kayla, n’était pas passé inaperçue.

–  « Comment tu fais pour passer à un poste de marketing à la programmation ? », lança-t-il vivement.

–  « Ces derniers mois, pour retrouver un intérêt à mon travail, je me suis mise à étudier la programmation. Dans un premier temps, je pensais créer des sites web ou des appli lambda. Comme je me suis prise au jeu, je me suis renseignée sur les autres débouchés. »

Kayla qui observait les expressions de chacun intervient rapidement en anglais d’un ton faussement enjoué qui ne collait pas avec ce qu’elle était en train de me dire.

–  « C’est le moment de les rassurer, ma grande. Dis-leur que tu seras en formation pendant trois mois, qu’on se charge de tout et qu’on leur offre même des billets pour nous rendre visite à l’issue de ces trois mois. Tu auras déjà bien avancé dans ta formation. »

–  « Ils pourront venir ? Et si je ne rejoins pas le clan ? Que ça se passe mal ? »

–  « On avisera à ce moment-là mais on fera le nécessaire pour que tu les revois. »

Cette surprise me remit un peu de baume au cœur. Le sourire sincère sur mon visage appuyait de nouveau mon mensonge. Attendant visiblement la traduction de ce que venait de dire notre invitée, je reprenais.

– « Ah oui, c’est vrai. Kayla vient de me re-préciser que sa société m’offre les billets d’avion et un logement de fonction en plus de mon salaire. Les trois premiers mois, j’enchainerai des formations là-bas mais également dans d’autres pays pour maitriser des notions de graphisme, mais vous pourrez me joindre sur mon portable pro. » Je m’étonnai de la facilité avec laquelle je sortais ces énormités. « Pendant ce temps, Kayla se chargera des chats en mon absence. Une fois ce délai de formation passé, vous pourrez, si vous le souhaitez, me rendre visite. Deux billets d’avion ont été négociés dans mon contrat pour que vous veniez me voir. Ainsi vous verrez où je suis, ce qui vous rassurera. »

Avoir pu finir sur une note aussi positive me réconforta quant à mon avenir mais également sur la façon dont Gab et Patrick allaient digérer la nouvelle. J’étais incapable à l’heure actuelle de connaître ma destinée ou mon avenir sur les sept prochains jours, mais je me raccrochai à cette promesse que je leur faisais : c’était juste un au revoir.

– « Moi prendrai soin d’Elise. Elle ne sera pas seule. Je promets », crut bon d’ajouter Kayla dans un français approximatif mais avec une mine qui inspirait la confiance.

Son regard sincère eut le mérite de sortir Patrick de son mutisme.
– « Et je suppose que tu pars bientôt, puisque Kayla t’accompagne cette semaine. »

Cette affirmation était tranchante. Le regard de Gab me fendait chaque seconde un peu plus le cœur. Même si la possibilité de me voir dans quelques mois les avait un peu adoucis, le ressenti était clair : je les avais trahis en les laissant ainsi. Je ressentais comme un poids sur mes poumons qui m’empêcher de respirer à fond. Je réalisai que je les quittais dans moins de quarante-huit heures.

–  « Oui, j’aurais aimé te prévenir quand j’ai eu la confirmation il y a deux jours, mais avec les derniers évènements, je ne voulais pas le faire par téléphone. »

–  « Madame a une grande âme », ironisait mon père, cinglant.
Il était toujours en colère contre moi.
Je le laissai verser son venin. Peut-être voyait-il mon départ comme une trahison semblable à celle de ma mère.

–  « Bon, tu peux être en colère contre moi mais ne mets pas tout le monde mal à l’aise. Ou sinon, dis-le-moi et je m’en irai plus tôt avec Kayla. »

–  « Non, c’est bon, j’ai juste besoin de prendre l’air. »
Sur ces mots, il se leva et se dirigea vers le jardin. Gabriel entreprit de relancer la conversation malgré sa peine et la gêne occasionnée par mon père. Sans me regarder, il s’adresse à Kayla, sachant que je me chargerai de la traduction.

– « Alors comme ça, tu travailles dans la création de jeux vidéo ? C’est pour quelle boîte ? »

Une fois la traduction faite, Kayla entra dans le jeu.
– « Nous sommes encore une petite structure, nous ne rivalisons pas encore avec Ubisoft ou EA Games, mais nous avons pour le moment une croissance à deux chiffres. Je travaille depuis trois ans en tant que responsable marketing. Nous venons actuellement de racheter les droits de trois films à succès que nous voulons adapter en jeu, d’où notre besoin en recrutement. »

Alors que je traduisais ses mots, je me rendais compte que son assurance aurait pu me faire gober chaque détail de son histoire.

– « Et pour quels films ? »
– « Je ne peux malheureusement pas le dire car pour rester compétitif dans ce domaine, il faut savoir sortir des jeux innovants le plus vite possible et dans le plus grand secret. Mais nous t’enverrons les premières versions dès leur sortie. » – « C’est gentil. En tout cas, je viendrais vous voir. »

Elle avait accompli la prouesse de l’amadouer. Je traduisais machinalement leur conversation tout en m’inquiétant pour Patrick qui n’était pas encore revenu. Je ne savais pas depuis combien de temps la conversation avait glissé sur un terrain personnel et amical, mais les taquineries volaient déjà entre Kayla et mon frère.

– « Parce que tu crois que tu réussiras à survivre au grand froid canadien avec ta petite carrure ? Tu plaisantes ! Viens en été, moustique ! », lançait-elle dans un éclat de rire.

Je traduisais mot pour mot sans me laisser gagner par la fatigue de l’exercice. Je continuais de guetter l’arrivée de Patrick.

– « Parce que tu vas me faire croire que tu arrives à tenir l’hiver ? », la défiait Gab’.

– « Ouais je me laisse pousser la barbe et la moustache pour avoir plus chaud. »
– « Sans vouloir te vexer, Barbie, tu manques d’expérience pour le rasoir. »

Il accompagna ma traduction d’un geste du doigt soulignant sa cicatrice au visage. Il ne manquait pas de toupet. Je ne manquerai pas de l’enguirlander à ce sujet une fois que nous serons en privé. Mais Kayla en rigolait.

– « Avoue que c’était facile, je t’ai tendue une sacrée perche ».
Les salves de rires furent interrompus par le retour de Patrick. Ses yeux brillaient un peu plus qu’à l’accoutumée. Il semblait surpris de la bonne humeur ambiante et contre toute attente, fit un effort pour s’y glisser. Je me rendais compte de la chance que j’avais de l’avoir. La suite de la conversation s’orientait sur mes nouvelles fonctions et l’organisation mise au point pour mon départ. Sans le savoir, nous approchions les seize heures. J’en profitai pour organiser une expédition shopping avec Kayla, Gab et Patrick. Tout d’abord, je voulais éviter les longues discussions où je risquais de me vendre sur des détails contradictoires. Ensuite, il me fallait tenir ma couverture : on ne part pas au Canada en hiver avec de simples vêtements d’hiver parisiens ! Il me restait assez d’argent sur mon compte pour faire une folie ou deux concernant les manteaux ou pulls. Je souhaitais juste en garder assez si jamais je venais à rencontrer des petites difficultés dans les jours à venir.

Les grands moyens (L’Amazone, Chapitre 6)

Après cette sortie, Kayla proposa de préparer le repas du soir. Décidément, j’étais vraiment contente de l’avoir à mes côtés. Elle rendait les choses beaucoup plus faciles. Elle avait même réussi à dérider mon père et à le rassurer sur mon départ. Je lui proposai donc de regarder le match de foot avec Gab’ sur une chaîne câblée pendant que nous nous affairions en cuisine, ce qu’il accepta avec plaisir. Les émotions de ces derniers jours et le plaisir de me revoir avaient eu raison de son entêtement. Il n’était pas contre l’idée de se détendre un peu et profiter du moment. Pour ma part, je mis à profit ce tête à tête pour mener à bien un petit projet que j’avais en tête depuis notre conversation dans le fourgon : faire parler Kayla.

–  « Tout se passe bien ? Nous respectons toujours le timing ? », lui demandai-je discrètement.

–  « Oui, impecc’. Pour l’instant, tu as bien géré… et tu avais raison : ils ne t’auraient pas laissé partir comme ça, sans te revoir », concéda-t-elle.

–  « Je m’en doutais. Le plus dur sera pour demain. »

–  « D’ailleurs, je pensais à quelque chose : on leur a dit qu’on partait demain sans leur donner de détails encore. Je dois voir avec les filles, mais je pense qu’on prendra un jet, plutôt qu’un vol régulier, afin d’être plus prudentes. On invitera ton frère et ton père à nous accompagner à l’aéroport pour te dire au revoir, ce qui les rassurera. On leur dira que notre vol part à quatre heures du matin. Avec le temps compris pour l’embarquement, ils nous laisseront vers une heure du matin. Une fois partis, les autres nous rejoindront et nous prendrons l’avion. Quel est l’aéroport le plus grand et le plus proche d’ici qui puisse nous permettre de faire ça ? », me demanda Kayla.

–  « Celui de Bruxelles. »
J’étais impressionnée par les moyens utilisés pour me sortir du pays, mais surtout attristée en voyant de temps s’écouler à vitesse grand v.

–  « A ce sujet », repris-je. « Comment se fait-il que vous ayez autant de moyens ? Le jet, les couvertures pour les appelées, le « nettoyage » de mon appartement, les fourgons blindés… »

–  « Oh, ça ? Nous ne faisons pas que nous battre pour un territoire. La majorité des autres clans pillent pendant les combats. Pour notre part, Alexis tient à respecter une certaine idéologie du clan. Nous nous battons à la loyale, nous vivons donc à la loyale. Alexis tient à ce que nous continuons à développer notre intellect en plus de nos muscles. Le but est de nous fondre dans la masse pour effectuer certaines… missions. »

–  « Du genre ? », continuai-je discrètement.

–  « Parfois, nous allons récupérer des otages dans certains pays à risque en échange de fortes sommes d’argent ou encore nous effectuons quelques missions d’espionnage pour certains gouvernements. Rassure-toi », temporisa Kayla en voyant mon visage troublé par ces révélations, « Alexis tente toujours de rester dans le légal et la morale, mais ce genre de services rendus assure certains passe-droits dans quelques pays et une bonne rente. Cet argent est géré par un comptable en interne et est investi sur des placements sûrs, ce qui nous garantit des rentes régulières et un train de vie plus que confortable pour chacune d’entre nous. Alexis est une bonne alpha. Elle sait gérer le clan et ses finances. Nous avons les reins solides, » conclut-elle dans un sourire.

–  « Pourquoi faites-vous ce genre de missions ? », demandai-je en finissant de couper les courgettes.

–  « Tout simplement parce que nos capacités d’amazone nous facilitent la tâche, Elise », me lançait-elle comme si ce point était une évidence absolue. « Cela nous prend trois à quatre fois moins de temps que pour une escouade normale. Nous n’avons aucune perte humaine et sommes difficiles voire impossibles à repérer. »

–  « Donc les gouvernements modernes savent que nous existons ? Et ils ne disent rien ? »

–  « A ce que je vois, tu réfléchis vite. C’est bien », dit-elle en enfournant le plat dans le four. « Oui, en effet, ils sont au courant. Je ne connais pas tous les détails des relations que nous entretenons avec chaque pays, mais pour résumer, ils nous tolèrent car on leur rend service. Pour certaines missions, ils peuvent se reposer sur nous tout en gardant les mains propres d’un point de vue diplomatique. Quelques pays respectent l’ancienneté de notre espèce, d’autres encore nous craignent, comme le Vatican. »

–  « Pourquoi ? »
Je tentai de parler le moins possible pour ne pas lui faire remarquer toutes les questions posées.

–  « Nous descendons d’un ordre plus ancien que le lancement de leur religion. D’un ordre polythéiste. Reconnaître notre existence et notre légitimité serait pour eux comme se tirer une balle dans le pied. »

–  « Polythéiste ? »

–  « Oui, mais Alexis t’expliquera notre origine plus tard car ce serait trop long de le faire maintenant. »

–  « Comment faites-vous pour gérer toutes ces missions en plus de devoir aller chercher les appelées ? »

–  « Nous ne sommes pas toujours en train de chercher des appelées dans le monde. Il y en a d’ailleurs rarement à aller chercher. »
Cette réponse ne me satisfaisait pas vraiment mais j’attaquais la partie qui m’intéressait le plus depuis le début de notre entretien/atelier de cuisine.

– « Tout à l’heure, vous disiez que ma lueur n’avait pas la bonne couleur. Quand serons-nous quand l’ancienne voltigeuse, si c’est bien le terme, passera le flambeau ? »

Mes questions la gênaient de plus en plus. Il me fallait aller désormais à l’essentiel.

–  « On ne le sait pas vraiment. Certaines passent le flambeau à leur mort. Dans d’autres cas, l’âme d’une ancienne guerrière ne passe pas toujours vers une autre appelée. Elle attend l’émergence d’un profil plus proche du sien pour investir la personne. On peut avoir une idée approximative grâce à notre pythie, mais nous ne sommes jamais sûres de rien. »

–  « Il faut mourir pour passer le flambeau ? »
La réponse à cette question m’inquiétait déjà. Elle paraissait désormais vraiment embarrassée, elle qui était d’habitude si désinvolte.

– « La mort … ou l’amour. »
Je n’eus pas le temps d’en demander plus car mon frère déboulait dans la cuisine.

– « Ça sent trop bon. C’est bientôt prêt ? C’est la mi-temps. »

L’appel de Kayla (L’Amazone, Chapitre 6)

Le repas s’était déroulé plus calmement que le déjeuner. La conversation s’était orientée davantage sur les nouvelles provenant du reste de notre famille, les études de Gabriel qui touchaient vers leur fin et le prochain séjour au Canada. Patrick s’en réjouissait d’une certaine manière de pouvoir s’en vanter auprès de ses collègues. Kayla avait continué de jouer le jeu et les rassurer, si bien que seule la tristesse de séparation se percevait désormais dans nos échanges. Le repas finit assez tard car nous avions également évoqué les détails de notre départ nocturne. Le temps de laver la vaisselle et de ranger un peu la maison, nous nous couchâmes bien après minuit. Ma chambre, aménagée pour l’occasion pour accueillir un deuxième matelas, paraissait nous tendre les bras. Ce n’est qu’en voyant le lit que je me rendis compte de la fatigue du trajet et des émotions de la journée. Cette journée me paraissait alors tellement longue. Mes blessures, quoique moins douloureuses qu’avant, finirent de m’achever. Si Kayla ressentait cette fatigue, elle n’en fit rien paraître. Ses missions l’avaient peut-être entraînée à l’endurance.

– « Quelle journée ! »
– « Oui, encore demain à jouer le jeu et nous reprenons la route dimanche », répondit Kayla.
– « Je sais. »

Mon ton ne trompait personne.
– « Tu fais ça pour leur bien, Elise. C’est dur, mais c’est pour eux que tu le fais. Rappelle-toi que tu les protèges des représailles des autres clans. Et puis nous allons faire le nécessaire pour que tu les revois… »
– « Tu as raison », me persuadai-je en frottant doucement mon bras endolori.
– « Va te doucher. Pendant ce temps, je fais mon rapport aux filles. A ton retour, je m’occupe de tes blessures. »

J’acquiesçai et filai déjà vers la salle de bain. Une douche me ferait le plus grand bien, même si les douleurs des entailles se réveilleraient sous l’eau chaude. Je ne cessais de repenser aux évènements des derniers jours. Je m’attardais surtout sur l’objectif de ce weekend. Je ne voulais pas penser à mon futur proche. J’en étais bien incapable.

Me glissant dans un t-shirt XXL qui me servirait de pyjama cette nuit, je rejoignais ma chambre. Gab et Patrick étaient déjà couchés. Ce dernier avait demandé à Marianne, sa nouvelle amie, de ne pas venir pour nous laisser un peu de temps libre en famille. Les chats dormaient avec Gab.

– « Tiens », dis-je en tendant les plaques d’acier qui étaient alors en étau sur mon cœur. « La salle de bain est libre si tu veux prendre également une douche. Tu dois être fatiguée. »

Elle refusa les plaques en secouant la tête, avec un regard de compassion à mon égard. Je compris que je devais malheureusement les garder tout le long de mon séjour. Devrais-je les garder à vie ? Les autres guerrières en portaient-elles ? Cette situation me mit le bourdon.

–  « Je vais y aller dans quelques minutes. Mais d’abord, assieds-toi. Je vais te refaire tes pansements. »

–  « Merci… Comment vont les autres ? », m’enquis-je au bout de quelques longues secondes de silence.

–  « Bien. Elles s’inquiètent pour le timing, mais quand je leur ai dit où nous en étions et la tournure des évènements, elles étaient plutôt satisfaites. Elles sont juste un peu sur leurs gardes pour surveiller la maison, et nos allers-retours hors de la maison. D’ailleurs, il faudra limiter les sorties comme celle pour le shopping cet après-midi. Ça leur donne trop de contraintes et d’angles morts. »

–  « Tu veux dire qu’elles nous ont suivis ? »

–  « Bien sûr », asséna-t-elle comme une évidence.
Au fond de moi, je savais que j’aurais dû m’en douter. Elles ne se sont pas données autant de mal pour me sortir de mon appartement et me laisser libre comme l’air une fois dans une ville où elles n’avaient pas eu le temps de faire du repérage. Je me décidai à « attaquer » une dernière fois sans détour pour avoir le plus de renseignements possibles. Seule Kayla pouvait se montrer bavarde.

– « C’est qui l’autre appelée que vous avez été cherchée récemment ? »
Je ne faisais pas dans la dentelle, mais je savais qu’il me serait impossible de parler demain avec Gabriel et Patrick à mes côtés. Interloquée, elle réagit brusquement.

– « Comment tu sais qu’il y en a une deuxième ? »
– « J’ai entendu des bouts de conversation. »
– « Tes oreilles trainent un peu trop, je trouve », me réprimanda-t-elle. Je gardai le silence pendant qu’elle désinfectait les sutures.

–  « Ok. Je ne devrais pas te le dire, mais c’est vrai. Il y en a une deuxième avec les mêmes caractéristiques. En fait, de nombreuses appelées s’éveillent partout dans le monde depuis quelques mois. On ne comprend pas car ce phénomène est assez rare. Alexis et la Pythie recherchent un antécédent dans l’histoire mais n’ont rien pour l’instant. Une voire deux appelées s’éveillent chaque année. Depuis ces quatre derniers mois, vous êtes trente à avoir reçu votre « appel ». Un évènement se prépare mais nous ne savons pas lequel… On pense qu’une salve de walkyries va être fauchée et qu’Ils ont décidé de renouveler les gardes. Ça va toucher toutes castes de guerrières, d’où la hargne des autres clans pour vous recruter… »

–  « Tu dis ça parce que je serai une voltigeuse ? »

–  « Oui, en partie », admit-elle.

–  «C’est à cause de ma lueur?»

–  « Oui et non. Vos lueurs nous inquiètent car elles sont inhabituelles. » Devant mon silence, elle continua calmement, pour ne pas réveiller ses hôtes. Mais elle ne pouvait pas empêcher son visage de s’animer. Le sujet l’intéressait également.

– « Ne t’inquiète pas, ce n’est pas une critique. C’est juste qu’une amazone ou walkyrie, comme tu veux, a une flamme un peu jaune rougeâtre à nos yeux. Cette lueur varie légèrement si elle est voltigeuse ou une porteuse, un pilier. Et la sensation que nous ressentons intérieurement est comme une brûlure lorsque nous nous approchons de cette amazone les premières fois. Bien sûr, nous finissons par nous habituer à la « chaleur » de nos sœurs à force de vivre et combattre ensemble. En comparaison, une appelée a une faible lueur jaunâtre à nos yeux de walkyries, et cette lueur n’émet que très peu de chaleur. Ta lueur et celle de l’autre voltigeuse sont différentes des nôtres. La tienne est blanche. La sienne est argentée. Elles se sont mises à scintiller comme des flammes très vives quelques jours après votre éveil… mais elles brûlent avec des flammes de glace. C’est très bizarre comme sensation. »

–  « Ça veut dire que nous ne sommes pas des vraies walkyries ? », m’inquiétai-je. Cela ferait tellement sens à mes yeux quand je regardai ma carrure par rapport à celle de Kayla.

–  « Si, bien sûr que vous l’êtes, car notre pythie ne vous aurait pas détectées si ce n’était pas le cas. Si vous n’étiez pas de notre race ou d’une ligne antique, aucune flamme n’aurait attiré notre attention et celle des autres clans. Vous seriez comme les gens lambda. Comprends juste que cela nous inquiète car notre pythie ne voit rien à votre sujet. Elle n’interprète que les signes qu’on lui envoie. Le fait de voir tant d’appelées s’éveiller, de voir de nouveaux types d’amazones se créer… nous sommes perdues. Êtes-vous une évolution de notre espèce ? Une guerre va-t-elle éclater ? Est-ce que cela veut dire que de nombreuses sœurs vont y rester ? Je n’ai malheureusement pas plus d’informations à te partager… »

–  « Je comprends ».
Je digérai ces infos comme je pouvais. Cette situation la gênait. Cela se lisait sur ses traits. Devant tant de franchise, je baissai les armes et cessai mon interrogatoire. Mes pansements changés, je pris l’initiative de changer les bandages de l’entaille que je lui avais faite, ce qui semblait la toucher.

–  « Merci… Pas besoin de refaire le bandage, je vais aller prendre une douche », me dit-elle.

–  « Ok, je vais juste désinfecter… Et toi ? Comment s’est passé ton « appel » ? Enfin, si c’est comme cela que vous appelez ça entre vous. » Elle ne prêta pas attention à ce point et enchaîna.

– « Pour moi, ça a été une libération. Je me posais beaucoup de questions. J’avais quinze ans quand j’ai commencé à dépasser mon père. Jusque-là, j’avais toujours été assez effacée. J’étais assez « carrée » pour une gamine de mon âge. Alors que les filles de mon âge avaient leurs premiers flirts, je servais de garde du corps pour les petits génies de mon école qui redoutaient de se faire malmener. »

Devant ma mine compatissante, elle se sentit obligée de préciser avec entrain.
– « Oh, rassure-toi, je n’étais pas rejetée à cause de mon physique, enfin pas totalement. Ma famille n’avait pas bonne presse dans le coin. Mon père était assez violent et maîtrisait mal ses colères. Je ne voulais pas que les autres me jugent sur la couleur de mes hématomes, donc je les tenais aussi volontairement à distance. Vers quinze ans donc, je m’aperçus que ma croissance ne s’arrêtait pas. Et je pris le parti d’en tirer profit. En me musclant, tout simplement. Je n’ai pas de frère. Je ne supportais plus de croiser le visage tuméfié de ma mère, qui ne restait que pour mes sœurs et moi. J’ai fait beaucoup de sport. Plus que la moyenne. Plus que les garçons de mon âge même. Mais je n’étais pas assez forte pour arrêter mon père encore. Bien sûr, je tenais ma carrure de son côté. Quant à mes sœurs, elles étaient trop fluettes. Elles tenaient de ma mère. A cette époque, ma carrure tenait de mes gènes et de mes entrainements. Je dus patienter deux longues années de disputes, de rage, jusqu’à ce jour… Il levait la main pour s’en prendre à la cadette. Sans raison, comme d’habitude. Il le faisait pour le plaisir. Il n’avait même pas l’excuse d’être alcoolisé, si d’ailleurs c’est une excuse en soi. »

Son visage montrait tout le dédain qu’elle éprouvait encore pour son géniteur. Des silences réguliers ponctuaient son récit. Voir mon père aussi protecteur à mon égard ne devait pas faire sens à ses yeux.

– « Ce jour-là donc, je ne sais toujours pas pourquoi … comme une vague de lave qui coulait dans mes veines … je me suis levée et je me suis interposée. Je lui ai fait traverser la salle à manger d’un seul revers de ma main. Il s’est relevé, surpris par cet assaut et a tenté de s’en prendre à moi. D’un coup de poing, il a retraversé la pièce et a eu beaucoup de mal à se relever après ça. Il est parti et nous a laissé quelques jours en paix. Les jours qui ont suivi, ma musculature s’est développée à une vitesse incroyable, sans lever plus de fonte pour cela. Le clan d’Alexis me surveillait depuis quelques jours, mais en voyant ma situation et celle de mes sœurs, elles m’ont laissé « clarifier » la situation avec mon père. Elles se doutaient de ce qui allait se passer. En attendant, elles se chargeaient de repousser les attaques des autres clans. Mon père est revenu dix jours plus tard, pris d’une nouvelle crise de colère mais surtout alcoolisé, pour se donner le courage de m’affronter. Il voulait se prouver qu’il avait encore le dessus. Cette fois-là, ma rage de guerrière a éclaté sans commune mesure, sans personne pour m’encadrer et m’arrêter. »

Je n’osais l’interrompre. J’avais peur de connaître la suite car j’estimais beaucoup Kayla.
– « Il est paraplégique aujourd’hui et vit dans un état quasi végétatif dans un institut payé par le clan. Comme pour racheter le manque d’encadrement ce jour-là, alors que je ne leur reproche rien. Je suis partie trois jours plus tard en évoquant une bourse d’études pour devenir véto à l’étranger. J’ai expliqué à ma mère et à mes sœurs que je savais déjà que j’avais reçu cette bourse quand j’ai décidé d’agir. Que je voulais les protéger pour quand je ne serai plus là pour le faire. Ma mère était soulagée mais surtout triste de m’avoir obligée à prendre de telles mesures alors que j’étais encore une enfant. Les autorités connaissant les problèmes de mon père n’ont pas mené de poursuites. J’envoie régulièrement de l’argent à ma mère et mes sœurs. J’essaie de les inciter à recommencer leurs vies de zéro… Bref, tout cela pour te dire que même les appelées ont des ressources. Dans tes veines coulent une rage accumulée depuis des siècles par ton âme de guerrière. Même si tu es en sommeil et en attente de la passation, tu restes fragile et instable face à tes pulsions, tes émotions et tous ces changements qui se préparent en toi. »

Durant son récit, la rage, la compassion et la tristesse avaient envahi ma tête et mon cœur. Mes muscles vibraient d’une tension plus que perceptible, du moins pour Kayla. Cela devait être la raison de sa mise en garde sur la fin. Ses derniers mots eurent sur moi l’effet escompté. Celui d’une douche froide. Comment pourrais-je être un danger pour mes proches alors que je ne voulais que les protéger ? Pourtant je ne pouvais ignorer ces signaux que m’avait envoyés mon corps lors de son récit.

Après s’être souhaité bonne nuit, sans plus un mot sur le sujet, je regagnai mon lit, encore pensive de ce que je venais d’apprendre. Kayla gagna la salle de bain. Tout cela me semblait à mille lieux de ma vie d’avant. Gab, Patrick, Damien, Caroline, Paris, mon boulot à l’agence…Le sommeil eut raison de mes pensées amères.

Je trainais mes valises sur le tapis roulant de l’aéroport, essuyant tant bien que mal les larmes coulant de mes yeux rougis. Kayla portait les chats en plus de son sac. Mon énième Kleenex terminait sa course dans une de ces poubelles de couloir de ce foutu aéroport. Son air contrit et compatissant se posait de nouveau sur moi.

–  « Je sais, je sais… c’est pour leur bien. Laisse-moi juste le temps de me reprendre avant de retrouver les autres… Ce n’est pas facile », assénai-je un peu trop rudement.

–  « Ne t’inquiète pas, elles savent et comprennent. Elles t’ont vu tout le weekend et nous escortent en ce moment-même. »

–  « Génial ! Je vais encore passer pour la pleurnicheuse de service. »

–  « Ne dis pas ça, Elise. Tu as été très courageuse depuis le début. Même si tu avais quelques exigences, tu nous as somme toute facilité les choses et tu t’es montrée coopérative. Ce n’est pas passé inaperçu, surtout aux yeux de Megan. Alexis est impatiente de te rencontrer. Nos rapports l’ont rendue curieuse à ton sujet. »
Kayla essayait de me remonter le moral. Encore et toujours. Plus je passais du temps avec elle, plus elle m’impressionnait. Ses yeux pleins de malice reflétaient une vraie force mentale. Ses remarques qui semblaient non réfléchies faisaient son charme et étaient à l’origine de mes derniers fous-rires. Et pourtant, en creusant un peu le personnage, on pouvait noter un sens du détail, un esprit vif et une minutie qui m’avaient sauvé la mise plus d’une fois durant les dernières quarante-huit heures. Avoir prétendue être amie avec elle n’avait engendré aucune gêne ou contrainte pour moi. C’était naturel. On ne pouvait que s’attacher à cette jeune femme, dont les blessures du passé avaient du laisser plus de traces que celles des combats sur son corps.

Les derniers moments avec Gab me revinrent violemment en mémoire, déclenchant de nouvelles larmes. Nous avions rendu la voiture de location. Patrick nous conduisait à l’aéroport. Kayla avait pris la place du passager devant pour me laisser avec mon frère. Patrick avait profité d’un appel reçu par Kayla pour me dire discrètement que je pourrais revenir quand bon je le souhaitais si je ne me plaisais pas là-bas, qu’il paierait pour le billet… Je me retins sur le moment de pleurer. Je sentis alors la main de Gabriel presser la mienne. Il me chuchota :

– « En cas de souci, reviens. Tu promets ? »

J’entendis Kayla saluer Callie et Belen. Perdue dans mes pensées, je ne les avais pas vues arriver, malgré leurs carrures.

– « Bravo les filles. Vous avez tenu les délais. Rassure-toi, Elise. Si tout se passe bien, tu les reverras dans trois mois », dit Belen en me prenant dans ses bras d’acier pour me réconforter.

Elle relâchait déjà son étreinte quand Kayla demanda :
– « Où est Megan ? »
– « Dans le jet, elle donne les instructions pour le plan de vol. Elle a même pris le temps de préparer les papiers pour le voyage de tes chats, Elise », répondit Callie, heureuse d’avoir quelque chose pour me remonter le moral.

– « Merci… pour tout. »

Elles n’attendaient rien de plus venant de moi. Compatissante, Callie me prit par l’épaule, et nous commençâmes à nous diriger vers la porte d’embarquement.

– « Des nouvelles ? », s’enquit Kayla.
– « Rien de neuf », répondit Belen. « On croit avoir deviné le don de la voltigeuse. Mais ce n’est pas sûr. On a passé du temps à vous surveiller. Il semblerait qu’aucune troupe ne nous ait suivi. »
Nous traversions le tarmac, dans un vent glacé, pour rejoindre le jet dont les moteurs tournaient déjà. Megan nous attendait à la porte de l’avion, portant le sigle vu sur l’équipement de Kayla et Belen.

– « Salut toi. Rentre vite à l’intérieur avec tes chats. J’ai prévu à manger pour eux. »

– « Merci beaucoup, Megan », dis-je en insistant du regard pour qu’elle comprenne tout ce que ce remerciement comprenait.
Nos relations semblaient s’être nettement réchauffées depuis notre dernière explication. Elle avait visiblement compris le message.

– « De rien. Allons, dépêchons-nous. Plus vite nous décollerons, mieux ça ira pour ton moral », concéda-t-elle d’un sourire.

Une fois à l’intérieur, j’entrepris de me débarrasser de mes affaires tandis que Kayla et Callie rangeaient nos affaires. Le jet spacieux était confortable et d’une décoration sobre. Megan s’activait.

– « Asseyez-vous et bouclez vos ceintures, on décolle très vite. Des collations sont prévues une fois que nous serons là-haut. Des couvertures et oreillers sont disponibles près du bar. »

Mon mutisme était à la hauteur des moyens mis à notre disposition. Je prenais le loisir d’observer chaque détail de cet avion. Tout me paraissait si onéreux dans cet appareil.

– « J’ai eu des nouvelles d’Aaron, qui peuvent vous intéresser », lançait Megan. Belen souffla de soulagement.

– « Tant mieux, je n’arrivai pas à le joindre. Comment va-t-il ? A-t-il réussi à mettre Marie à l’abri ? »

Intriguée et désireuse d’entendre la suite, j’en oubliai ma léthargie émotionnelle.
– « Oui, il va bien. Il repart bientôt pour son clan. Il a réussi à faire croire à Marie qu’elle avait été confondue avec une autre dans une histoire de dealer de drogue / guerre de gang. Il s’est fait passer pour un agent du FBI sous couverture, vous le connaissez… », finissait-elle dans un rictus en roulant des yeux.

Visiblement, je n’avais pas le contexte de cette blague. Mais s’il s’agissait de mon infirmier- pilote comme je le pensais, j’imaginais bien le personnage que cela devait cacher. J’attendais la suite pour m’assurer de la sécurité d’Olga.

– « Et donc, il a réussi à la convaincre de rester cachée, sous une fausse identité et sous « le service de protection des témoins ». Alexis est au courant et va fournir des fonds pour qu’elle puisse être à l’abri. Aaron l’a également convaincue d’avoir recours à la chirurgie esthétique pour changer un peu son visage, juste au cas où. Il se chargera de ses papiers. Il lui a promis qu’elle pourrait reprendre contact avec sa famille d’ici quatre ou cinq ans quand tout sera tassé. »

– « Aaron est top, dans son genre », acquiesça Kayla dans un sourire.
Rassurée sur ce point, je remerciai d’un hochement de tête les occupantes de l’avion. De petits groupes de conversation se formaient par la suite. Kayla racontait notre weekend familial à nos consœurs, ce qui eut le mérite de me remettre en tête le comique de certaines situations. Le repas fut servi. Sachant qu’un long trajet en voiture nous atteindrait à l’atterrissage pour rejoindre le camp, nous nous reposâmes quelques heures. La fatigue et les émotions eurent raison de ma curiosité et mon angoisse sur ce qui m’attendait. Les deux chats, libérés de leur cage, durent le ressentir car ils me rejoignirent pour se coller à moi. Je fermais les yeux.

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L’Amazone – Roman Fantasy – faits et fiction

L’origine des Oracles (2/2)

Dans le genre plus glauque, les oracles d’Héra en Achaïe voient leur pythie boire du sang de taureau, poison fatal aux autres mortels, avant de partager son savoir.

En mode plus joueur, l’oracle d’Héraclès toujours en Achaïe, propose au croyant de trouver la réponse à ses questions en jetant 4 dés.

De nombreux malades qui consultaient d’autres oracles devaient jeûner quelques jours afin de voir dans leurs rêves ou délires la source de leur guérison. Si nous devions procéder de la même façon de nos jours, il y aurait de grandes chances que McDo soit reconnu comme un médoc remboursé par la sécurité sociale 😉

Beaucoup de textes font référence à des pythies et leurs suivantes qui mâchaient des feuilles de laurier au cours de leurs séances de divination.  

Mais revenons à des sujets plus sérieux. Quand l’ancienne religion a été remplacée par la nouvelle, à savoir sur le modèle du patriarcat, de nombreux prêtres se sont interposés entre la pythie et les croyants qui venaient la consulter. Une façon de retirer l’autorité et la connaissance à la prêtresse lunaire. La vie de ces prêtres et prêtresses était loin d’être pieuse. Les prêtresses étaient appelées jeunes à ce rôle. Elles revêtaient souvent des tuniques claires qui pouvaient faire penser à des robes de mariée de l’époque. Les prêtres d’Apollon défloraient lors d’un rituel ces prêtresses à Delphes qui prenaient alors le statut d’épouse d’Apollon (les pauvres filles). Si l’une d’elle venait à s’éprendre d’un croyant et que cela venait à se savoir, elle devait attendre jusqu’à cinquante ans pour vivre avec ce dernier. Avec l’espérance de vie qu’ils avaient à cette époque, vous imaginez bien que les réunions étaient rares et que les jeunes amoureux n’étaient plus tout frais. Être née pour devenir pythie n’avait rien d’enviable…

La fin du matriarcat … ou pourquoi a-t-on l’impression que les prêtresses deviennent avec le temps les concierges des temples?

Dans la mythologie, Zeus avale Métis pour donner ensuite naissance à Athéna par un trou de sa tête (pourquoi tant de haine? parce que son destin semblait lui signifier qu’il suivrait le destin de son père et serait détrôné par son fils). Cette astuce, loin ‘être un effet de style ou un trait d’imagination pour épater l’audimat, était en réalité un dogme théologique plutôt rusé. En avalant Métis, on signifie aux achéens la fin de leur culte envers Métis et par cette « ingestion », attribue tout le savoir de cette dernière à Zeus, le dieu patriarcal. Athéna étant sa fille, on laisse aux Achéens adorateurs du nouveau dieu, le loisir de profiter encore de leurs temples bâtis en l’honneur d’Athéna, à condition qu’ils acceptent que Zeus soit supérieur à leur nouvelle déesse. Tordu? Oui et pas qu’un peu.

Autre exemple: il est dit qu’en Attique, les habitants furent amener à choisir qui serait le saint patron de leur ville/royaume. Les deux prétendants au titre était Poséidon et Athéna. Poséidon offrit un puits d’eau salée, alors qu’Athéna leur offrit un olivier. Sans tergiverser, les habitants optèrent pour Athéna. Fou de rage, Poséidon, qui accumulait les royaumes terrestres , challengea Athéna. Il envoya également d’immenses vagues ravagées la ville d’Athéné, ville d’Athéna qui se trouvait en Attique. Pour calmer le dieu, il fut décider qu’Athéna gardait ce territoire car son cadeau pour les habitants bien meilleur, mais qu’en échange les femmes d’Athènes furent privées de leur droit de vote et les hommes ne pouvaient plus porter le nom de famille de leur mère comme ils le faisaient jusqu’alors… Les prêtres qui ont annoncé la retranscription de ces textes anciens se sont un peu foutu de la gu**le des athéniennes.


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