Des vivants et des morts – L’AMAZONE

Illustration chapitre 10 de l'Amazone - Des Vivants et des Morts - illustration de Chloé Rogez

Chapitre 10 – L’Amazone – Tome 1

Confessions nocturnes (L’Amazone, Chapitre 10)

Les jours puis les semaines s’étaient par la suite enchaîné. Les entrainements succédant aux cours et les séances d’observation de Gwen aux entraînements. Elle n’avait pas fait mention une seule fois de notre première séance. Pour ma part, j’essayais de m’adoucir en lui cachant ce que je savais à son sujet. Mais quelque chose me disait qu’elle n’était pas dupe. Nous nous contentions juste d’entériner ces détails dérangeants. Elle passait ses matinées à effectuer des recherches à notre sujet et ses après-midis à s’entraîner. Après tout, Kenza m’avait expliqué qu’Elena était incapable de dater sa mort prochaine, ce qui la désolait. D’après ce que j’avais pu comprendre, si Sarah était capable de déplacer les objets, Elena avait un don de prémonition, ce qui donnait du sens aux premières conversations que j’avais prises au vol. Elle était la Pythie du clan. Gwen avait toujours adoré Elena. Leur duo un peu insolite avait permis de remplir bien des missions. Rares étaient les pythies qui étaient également voltigeuses. Mais les remords et la tristesse d’Elena étaient insupportables pour Gwen. Il n’était donc pas rare que nos séances perdurent à une heure avancée de la soirée. Les yeux bleus de cette dernière s’assombrissaient toujours à chaque fin de semaine lorsqu’elle se rendait compte qu’elle n’avait pu avancer dans ses recherches sur Kenza et moi-même. Je lui proposais donc d’avancer sur mon entraînement de voltigeuse.

Au moins, nous pouvions avancer sur ce domaine. Nous essayions de re-déclencher chez moi mes instincts primaires de guerrière, en vain. Quand bien même Gwen essayait de me pousser dans mes retranchements, je n’émettais à peine que des grognements et sifflements. Kayla, qui assistait parfois à ces séances, proposa de recréer une situation de danger sur notre alpha, qui éveillerait mon instinct d’euménide, mais je me refusai à mettre Alexis en danger, aussi fictif soit-il. Il nous fallait pourtant avancer. Recréer ces situations pour les maîtriser et surtout apprendre à basculer dès que je le désirais. Mon esprit et mon corps étaient loin d’être au diapason de ce point de vue. Nous avions donc décidé de recourir à cette ruse la semaine suivante si nous n’y arrivions toujours pas par nos propres moyens. Une pression supplémentaire s’ajoutait sur mes épaules : mettre notre alpha en situation périlleuse m’était intolérable, tant moralement que physiquement.

C’est dans cet esprit que je rentrai à la maison ce soir. Vide. Kenza devait encore être avec Elena. Elle restait très discrète sur ce qu’elle faisait avec la voltigeuse mais elle revenait aussi mal à l’aise que moi parfois. J’en profitai pour me doucher, nettoyer un peu la maison et lancer une lessive. Une heure était passée et Kenza n’était toujours là. Mais je ne m’inquiétais pas. Trop de sujets encombraient mon esprit. Mon entraînement de voltigeuse qui stagnait, Damien qui répondait à peine à mes emails (surtout pour me dire d’arrêter de le harceler), la prochaine visite de Gab et Patrick, ma peine pour Gwen, le prochain combat qu’on ne pouvait toujours pas anticiper… Ces derniers jours, trois nouvelles appelées s’étaient révélées en Afrique et en Asie. Belen et Callie s’étaient chargées de les rapatrier avec d’autres walkyries. Sans m’en apercevoir, ma main se portait sur ma ceinture. L’acier de ce bijou n’avait quitté ma peau depuis cette fameuse cérémonie de bienvenue. Elle ne faisait plus qu’un avec mon corps et je ne m’imaginais plus l’enlever. Quelle drôle de nouvelle vie ! Même si je m’y habituais, je n’aurais jamais pensé que j’aurais toujours autant de tracas. Je pensais alors que cette nouvelle vie se résumerait à me battre et assurer ma survie… mais il y avait tant de secrets, de non-dits à protéger, de mystères et de promesses à tenir.

Je décidai d’appeler Gab pour me détendre mais sa conversation ne m’apaisa pas. Bien au contraire ! Je ne m’étais pas rendue compte qu’ils arrivaient dans quinze jours. Rien n’était prêt pour couvrir le mensonge qu’on leur avait servi. Il fallait que j’en discute ce soir avec Kenza et Kayla. Il me tint la jambe pendant une demi-heure, à me demander comment se passait ma vie au travail, comment allaient Kayla et les chats, ce que j’allais leur faire visiter… pff… autre souci que celui-ci : comment les tenir occuper loin des camps d’entraînement lorsqu’il n’y a que le froid et un duvet blanc dehors. Je répondais distraitement aux questions de Gab, réfléchissant aux soucis que soulevait leur prochaine visite. Il ne se rendit compte de rien et continua son monologue.

Il raccrocha enfin car il devait rejoindre des amis pour sortir. Je n’en fus pas mécontente. Je venais d’entendre Kenza rentrer. Je me précipitais en bas à sa rencontre. Elle câlinait déjà les chats, le regard un peu perdu.

–  » Salut, toi ! Va te débarbouiller. Je me charge du dîner. Je me suis permise de lancer une lessive avec nos survêtements noirs et une autre avec le linge blanc. J’ai fait aussi un peu de ménage. On va pouvoir se poser au calme devant la tv. »

Elle ne répondit pas.

–  « Ça ne va pas ? L’entraînement avec Elena ne s’est pas bien passé ? »

–  « Si, ça va. Merci, au fait. »

–  « Je ne te demandais pas comment tu allais pour que tu me remercies. Allons, dis- moi ce qui te tracasse ? »

–  « Rien, ça va.»

–  « C’est parce que j’ai dit que je cuisinais ce soir ? »
Elle rit. C’était déjà ça.

–  « Non, je suis juste crevée. J’ai des maux de tête en ce moment. Et je ne dors pas bien la nuit. »

–  « Tu m’étonnes. Ce ne sont pas ces fausses alertes pour rejoindre les souterrains la nuit qui nous facilitent la tâche. Mais détends-toi ce soir. Va prendre un bon bain. Nous passerons une soirée calme et irons nous coucher de bonne heure », finis-je dans un sourire.

Elle ferma les yeux et sembla ressentir déjà le bien-être de cette soirée qui s’annonçait tranquille. Je finissais de préparer les spaghettis sauce pesto quand elle revint de la salle de bain. Les courses que l’on avait commandées avaient été livrées ce matin, peu avant les cours. Il nous suffisait de dresser une liste de ce dont nous aurions besoin dans les quinze prochains jours et de l’envoyer à notre intendant, qui passait commande dans une grande ville à côté pour nous toutes.

– « Je suppose que tu ne veux pas d’aspirine ? »
Cette question était pure rhétorique. Notre condition nous épargnait tous nos petits maux de notre ancienne vie.

– « Non, ça va. Ça devrait passer. Je veux juste rester au calme avec toi. »
– « Pas de souci. Viens t’asseoir à table. Le dîner est servi. »
– « Ça sent bon.»
– « J’espère car je me suis cassé la tête pour tout préparer. On commence par des spaghettis sauce pesto, puis une entrecôte avec des pommes de terre, et en dessert, nous avons une tarte aux pommes, des fruits, yaourts et petits biscuits faits maison. »

Ses yeux brillèrent un instant.

–  « Ils sentent comme ceux de grand-mère. Elle cuisinait beaucoup quand j’étais petite. Tu as mis de la cannelle et de la vanille, non ? »

–  « Oui, tu as du flair », avouai-je satisfaite de moi-même.
C’est la première fois qu’elle évoquait son passé et je ne voulais pas l’interrompre. Ce soir, elle avait envie de se livrer. Je commençai par servir les pâtes.

– « Tu ne me parles jamais de ta grand-mère. Tu lui téléphones de temps à autre ? »

– « Non, elle préfère les courriers, elle n’entend plus le téléphone sonner. »
– « Qui s’occupe d’elle, là-bas ? » Son visage d’assombrit un peu.

Elle creusait des puits dans ses pâtes alors qu’en temps normal, elle dévorait son assiette.

– « Une voisine de son village…. Elle n’a plus personne. »

– « Je suis désolée. Ça a dû être dur pour toi de la laisser. »
Il fallait y aller avec des pincettes. Je sentais que je marchais sur des œufs, mais je ne pouvais être trop abrupte dans cette conversation au risque de la blesser.

–  « Elle a compris que quelque chose se passait, quelque chose de grave. Comme elle est assez vieille, elle a très vite réalisé qu’elle n’aurait pas la force de me protéger. Elle m’a donc poussée à partir avec Sarah. »

–  « Et comment gères-tu sa décision ? »
Elle resta pensive pendant un moment en continuant de jouer avec ses pâtes, puis son regard se ternit davantage, ce qui me fit regretter ma dernière question. Sa peine était immense. Elle reprit une bouchée avant de continuer.

– « D’un côté, je m’en veux car je voudrais m’occuper d’elle comme elle l’a fait pour moi quand elle m’a recueillie à la mort de mes parents. Mais je l’aurais mise en danger en restant avec elle. Alexis veille à son bien-être et à ce qu’elle ne manque de rien. Pour ça, je lui en suis reconnaissante. D’un autre côté, je me suis toujours sentie de trop. J’aurais dû être dans la voiture avec mes parents le jour du drame. J’avais fait un caprice en m’accrochant à ses jupons. Je ne voulais pas monter avec eux. Je pleurais. Bref, comme il s’agissait d’une petite course, ils sont partis sans moi et m’ont laissé avec elle. A un passage à niveau, ils ont laissé passer le premier train. La voiture a calé et le deuxième train est arrivé dans un virage, sans pouvoir s’arrêter. Ils n’ont pas réussi à s’extraire à temps. »

Elle reprenait son souffle, les yeux fixés sur son assiette, qui ne se vidait que trop lentement.

–  « Depuis, j’ai toujours eu l’impression d’être de trop. Celle qui lui rappelle sans cesse le visage de son fils disparu. Celle qui aurait pu éviter cet accident si elle ne les avait pas retardés pour un caprice. »

–  « Ne dis pas ça. Je suis sûre que ta grand-mère doit bénir le ciel de lui avoir laissé un membre de sa famille dans cette tragédie. »

–  « Je lui fais peur. »

–  « Mais non, pourquoi dis-tu une chose pareille ? Pourquoi lui ferais-tu peur ? »

–  « Elise… tu fais tellement attention à chaque pièce du puzzle que tu ne vois pas le dessin dans son ensemble. »

–  « Je n’ai pas très bien compris ton truc du puzzle mais tu ne devrais pas dire, et surtout penser, des choses pareilles. Et puis ne te mets pas en retrait des autres comme tu le fais en général », dis-je en posant ma main sur la sienne. « Ce n’est pas parce que tu crois que ta grand-mère t’en veut, ce dont je suis persuadée du contraire, que tu dois te rabaisser comme ça. Tu n’es responsable de rien et tu ne peux pas laisser cela affecter ta vie d’adulte… »

– « Je l’avais vu, Elise. »
– « Vu quoi ? Moi ce que je vois, c’est que tu es une fille adorable, qui gagne à être connue. Et qui se met volontairement en retrait pour se couper de la présence des autres. »
– « Tu crois que je n’aimerais pas m’attacher aux gens sans avoir à compter les jours qu’il me reste pour apprécier cette amitié ? »
– « Les gens ne vont pas tous disparaître autour de toi… »
– « Donc tu ne vois rien ? Tu ne comprends pas ? », me lança-t-elle, interdite.
– « Je sais qu’il y a un combat, qu’on est de jeunes appelées. Mais on pourra compter les unes sur les autres et on s’en sortira. Je te le promets. »
– « Je le sais. Je le sens. »

Puis changeant de ton : « Reste comme ça. Promets-le-moi. »

– « Bien sûr que… »
– « Non, je veux dire : reste optimiste pour nous deux. J’en ai besoin. Je vois trop de choses négatives. La seule chose que je ne vois pas, c’est ta fin. Je te vois toujours souriante et calme. Et ça, ça me fait du bien », finit-elle dans un sourire, avant de reprendre avec plus d’appétit sa fourchette.

La conversation était close. Elle ne voulait plus en parler. J’acquiesçai de la tête et nous finîmes notre repas sur des sujets plus frivoles. Une nouvelle émission de télé-réalité commençait ce soir. Kenza ne voulait pas la manquer. Je remettais la conversation sur l’arrivée de mes proches à plus tard. Ce n’était pas le moment. De plus, un texto de Kayla m’informait qu’elle ne passerait pas ce soir. Le ton était à la mélancolie ce soir, malgré l’absurdité du programme tv. J’en profitais pour câliner les chats et souffler un peu.

Le stimulus (L’Amazone, Chapitre 10)

Le lendemain, après un énième échec avec Gwen pour réveiller mes instincts de voltigeuse, je m’en allais, dépitée, retrouver Kayla et Megan au conseil pour parler des « préparatifs » quant à l’arrivée de Gab et Patrick.

–  « Mais tout est déjà prêt ! », m’assura Megan, comme si j’étais la dernière des idiotes. « Ils dormiront chez toi, y prendront leurs repas et nous leur feront visiter « les locaux ». Nous avons prévu de leur montrer la salle informatique comme étant celle qui sert à concevoir les jeux. Alexis a commandé des logiciels de créa et d’animation lambda et nous avons même bientôt fini de monter des fausses démos de jeux. Avec Belen, Sarah et d’autres, nous joueront le rôle de tes collègues. On s’occupera de la déco de certains locaux avec des affiches et figurines de jeux. »

–  « Mais pourquoi vous ne m’avez rien dit ? Je vous aurai aidées … »

–  « Concentre-toi sur ta formation », asséna Kayla. « Et puis, ce n’est pas une couverture aussi simple qui nous met dans l’embarras. »

–  « Mais quand même … je me sens bête … vous avez tout arrangé, tout planifié… »

–  « Ne t’inquiète pas. Tu nous rendras la pareille en temps voulu », me rassura Kayla avant qu’une lueur n’allume son regard. « Dès que tu en seras capable, attends-toi à nous aider pour les couvertures des autres. Et alors là, tu seras mon jouet », finit-elle dans un rire faussement maléfique.

Il fallait vraiment qu’on la fasse tester, celle-là. Megan éclatait de rire. Je suivais le mouvement, plus dépitée par sa folie qu’amusée.

– « Parfois, tu me fiches vraiment les boules », admis-je.

– « J’espère bien. Je travaille en ce sens. »
Alexis, qui avait assisté à cette scène, approcha de bonne humeur.

– « A ce sujet, un 4×4 t’attend dans ton garage. »
– « Un quoi ? », ne sachant pas vraiment si elle s’adressait à moi.

– « Bah oui. Tu ne vas pas trimballer ton frère et ton père à pied dans la cité. » – « Mais ils ne sont là que pour quelques jours. »
– « Et alors ? Nous avons toutes nos voitures. Celle de Kenza arrive la semaine prochaine. Et puis, cela évitera d’attirer leur regard sur des détails du camp qui pourraient nous trahir. Giulia reçoit également des proches », dit-elle désormais à l’attention des autres. « Pour info, nous sommes une organisation à but non lucratif pour la sauvegarde d’espèces animales en danger. Même scénario que pour toi, Kayla. Julia est véto pour les ours polaires et grizzlis. »

Les deux autres acquiescèrent en gardant leur sérieux. A leurs visages concentrés, je savais que l’information avait été enregistrée et qu’elles ne commettraient aucune bévue. Leur précision et leur sérieux étaient exemplaires. Je les enviai pour ce « professionnalisme ».

– « Je m’arrangerai pour ne pas les croiser avec Patrick et Gab », promis-je aux autres.

– « Ne t’inquiète pas. On sera là pour t’aider dans l’organisation de tout cela », promit Megan.
– « Il faudra juste qu’on évite les bâtiments de labo et chimie », dit Kayla.
– « Et les terrains et salles d’entraînement », ajoutai-je plus pour moi-même, imaginant mal les explications que je pourrais fournir pour expliquer la présence d’innombrables altères et armes.
– « Non, pas la peine. On fera juste un peu de ménage. Tu présenteras ces salles comme étant un complexe sportif mis à disposition pour les employés de la société », intervint Alexis.
– « D’accord. En tout cas, merci encore pour tout. Pour l’organisation, pour me laisser les recevoir, pour la voiture… », récitai-je de plus en plus éberluée par les largesses dont elles faisaient preuve, au fur et à mesure que je les énonçais et que j’en prenais conscience.

– « Arrête de me remercier. C’est normal », intervint Alexis. « Tu nous as rejointes. C’est le plus beau cadeau que tu pouvais nous faire. »

En moi-même, je réalisai que ce n’était pas vraiment un cadeau. Ni un sacrifice. Si elles ne m’avaient pas sauvée, je serais morte à l’heure qu’il est. Ou pire : torturée. Oui, ça me paraissait pire.

– « Bon, parlons d’autre chose », reprit Alexis. « J’ai appris que tu avais besoin de mon aide sur un autre point, Elise. »

Sachant immédiatement ce à quoi elle faisait référence, je me fermai directement à l’idée. Je me demandais qui avait pu vendre la mèche.

–  « Non, c’est bon. Je vais me débrouiller. Ce n’est juste qu’une question de temps. On travaille dur dessus avec Gwen. »

–  « On va gagner du temps. Si je peux t’aider, je vais le faire. »

–  « Non », coupai-je brusquement. « Avec tout le respect que je te dois, il est hors de question que l’on te mette en danger. Je ne sais pas comment accéder à cet état et je suis encore moins sûre de savoir me contrôler quand je l’atteindrai. »

–  « Le seul moyen d’acquérir cette maîtrise de toi est de t’entraîner, Elise », continua l’Alpha.

–  « Attendez, c’est quoi le problème ? », demanda Megan, visiblement pas au courant de ce qu’il se tramait.

–  « La grenouille a ces derniers temps quelques difficultés à passer en mode bestial. Gwen sent le potentiel de cette mutation mais surtout, elle sent qu’elle peut basculer sur ce mode sans pour autant être sur un terrain de combat. On essaie de savoir comment elle fonctionne pour savoir ensuite le maîtriser », finissait Kayla.

– « Gwen souhaite recréer cette situation en utilisant Alexis comme stimulus, afin de réveiller son instinct protecteur », repris-je par la suite. « Mais je ne veux pas. Je suis incapable de contrôler ce foutu voile rouge quand je mets en colère, alors imaginez si je perdais le contrôle. »

Mes propres aveux me faisaient peur.

–  « Je suis sûre que tu vas y arriver », dit Kayla en posant une main sur mon épaule et la pressant pour me redonner le moral. « Même si Gwen n’a toujours rien trouvé sur l’origine de vos lueurs, tu es forte. Tu ne lui feras aucun mal. »

–  « Mais est-ce que je serai capable de m’arrêter face à celle d’entre vous qui simulera une attaque sur Alexis ? »
Ma question fit mouche. Les yeux de Kayla se voilèrent. Notre alpha intervint.

–  « Je sais que vous pensez à ma sécurité mais je pense à celle du clan. Vous mettez votre vie en danger pour sauver la mienne. C’est à moi de vous aider cette fois. »

–  « Attends une minute, Alexis. Ton problème est que nous avons besoin de révéler le potentiel d’Elise avant le combat. C’est ça ? », demanda Megan.

–  « Oui », affirma Alexis.

–  « Et Gwen veut t’utiliser pour aider Elise à basculer sur cet état d’attaque. J’ai toujours bon ? »

–  « Oui », affirma l’alpha, moins certaine de comprendre où Megan voulait en venir. Je n’étais donc pas la seule à ne pas comprendre le cheminement de pensée de la guerrière. Un sourire machiavélique naissait sur son visage.

– « Et toi, Elise, tu ne souhaites pas mettre inutilement Alexis en danger ? »
– « C’est ça », répondis-je contrariée.
– « Ben, je l’ai, la solution », dit-elle en composant un numéro sur son téléphone mobile.
Nous voulions lui poser plus de questions quand elle nous interrompit d’un geste impatient de la main.

– « Allô ? C’est Megan », dit-elle d’une voix très dure. « Alexis a besoin de ton aide pour une mission. Nous serons dans cinq minutes sur le terrain de lancer de poids. Tu peux nous rejoindre ? … Très bien. A tout de suite. »

Elle raccrocha, puis composa derechef un autre numéro.
– « Allô ? Gwen ? C’est Megan ! Rejoins-nous très vite au terrain de lancer de poids. On a une solution pour Elise. Tu vas pouvoir avancer très rapidement. »
Je regardais Alexis, qui scrutait à son tour Megan comme si cette dernière était devenue folle. Megan venait de raccrocher.

–  « Bon, tu nous dis où tu veux en venir ? Ou on doit deviner ? », piaffa Alexis.

–  « Patientez un moment. Avançons sur le terrain. Je préfère n’expliquer qu’une seule fois. »
La silhouette de Gwen se dessinait déjà au loin, alors que nous approchions du terrain. Malgré le froid de cette fin d’après-midi, elle ne portait toujours que son survêtement et une écharpe. La chaleur dégagée par nos corps d’amazones était tout simplement prodigieuse. A croire que nous défiions les lois de la nature humaine.

– « Dis-nous-en un peu plus quand même ! », s’impatientait Kayla à son tour.
– « C’est très simple. Utiliser Alexis comme stimulus ne servirait à rien car vous réveillerez son instinct d’euménide. Ce sera donc une situation de combat. »

–  « C’est vrai, elle a raison », acquiesçai-je, soulagée par ce raisonnement logique qui éliminait d’emblée l’idée d’utiliser notre alpha.

–  « Mais il est vrai qu’il est important de stimuler la grenouille pour qu’elle puisse contrôler sa nature. Quelle est la personne qui a su réveiller son instinct devant nous sans mettre Alexis en danger ? », interrogea Megan d’un air malicieux. Kayla ouvrit grand sa bouche quand elle comprit à qui Megan faisait référence. Elle éclata d’un rire franc et tonitruant.

– « Oh je veux assister à ces entrainements », supplia-t-elle.
– « Non », s’emporta Alexis qui avait visiblement compris. « Je vous l’interdis. Je veux une cohésion de groupe. Elles doivent apprendre à travailler ensemble, pas l’une contre l’autre. Elise est encore une appelée et reste instable ! »
– « Justement, c’est pour cela qu’elle ne peut s’entraîner avec toi et qu’elle doit en même temps apprendre à se maitriser », asséna naturellement Megan. Gwen s’était approchée.

– « Alors, c’est quoi cette solution ? »
Perdue, je commençai à fatiguer de leur conversation codée, même si le doute s’insinuait en moi.

–  « Je ne veux pas. Ce n’est pas un jeu », s’entêtait Alexis.

–  « Tu peux me faire confiance, Alexis. Même si la situation m’amuse, Gwen, Megan et moi interviendrons si besoin », promit Kayla.
Il n’y avait pas d’autres solutions visiblement. A son visage, on pouvait lire qu’Alexis avait perdu ce combat.

– « Je veux bien intervenir auprès de qui que ce soit », dit Gwen, « mais de qui parlez- vous ? »

A ce moment, une source de tension apparut derrière moi. Involontairement, un grognement monta de ma gorge en réponse à cette pure décharge de haine qui approchait. Kayla et Megan me saisirent par les bras, impressionnées par la réaction immédiate de mon corps face au stimulus en question. Je tournai la tête vers la source d’agressivité. Une nouvelle ombre se dessinait. Ankara.

La promesse (L’Amazone, Chapitre 10)

– « Vous allez vous entretuer. Je ne veux pas. Je m’y oppose. Pas de combat entre mes filles. »

Ankara, à qui on avait expliqué clairement la situation, et qui bizarrement partageait notre opinion, intervint.

– « Ne t’inquiète pas. C’est un entraînement en binôme, comme ceux que nous faisons chaque jour. Nous nous contrôlerons et elle ne risque pas de me faire du mal. Je suis solide. »

Son arrogance me déplut fortement. Encore une fois, elle me rabaissait. Mais je me tus. Depuis son arrivée, elle exerçait un contrôle impressionnant sur elle-même. Elle éprouvait toujours autant de colère envers moi (colère dont j’ignorais toujours l’origine), colère qui débordait tel un halo autour de sa personne. Mais elle luttait pour ne rien laisser paraître. Tout comme moi, elle avait promis à Alexis de se contenir et d’arrondir les angles pour le bien du clan. Malgré sa personnalité détestable, elle semblait être une personne de parole. Si elle respectait une personne, c’était bien Alexis. Pour ma part, j’étais partagée entre l’envie irrépressible de sauter à la gorge de ce monstre de muscles (le pardon ne faisait pas partie de mes qualités et son dédain à mon égard n’améliorait pas la situation) et celle de me faire toute petite… Et si les espoirs de Gwen étaient vains ? Si je n’étais pas dotée d’une grande force comme elle le prétendait ? Si je n’avais pas de réel potentiel comme toutes l’espéraient ? Si j’étais une imposture ? Un ersatz de voltigeuse ?
Gwen me prit la main à ce moment et me glissa à l’oreille :

– « Si, tu l’es. Tu vas y arriver et tu vas les épater. N’aies pas peur. »
Mon désarroi se voyait-il tant sur mon visage ? Je me repris et tentai de garder une contenance.

– « Si c’est le seul moyen de progresser, je travaillerai avec Ankara. L’idée ne nous plaît ni à l’une ni à l’autre, nous ne te mentirons pas, Alexis. Mais je n’ai pas oublié ma promesse que je t’ai faite le soir de la cérémonie et je la tiendrai. Gwen et Kayla seront là pour m’arrêter si je me laisse déborder par les émotions. »

Ankara pouffa de mépris.
– « Et je serai là pour arrêter Ankara », intervint Megan, menaçante, en fixant l’intéressée.
Megan, la traitresse… Elle qui devait me protéger d’Ankara me jetait désormais dans la gueule du loup. Je ne savais pas si la réaction de Megan était due à son passé ou le fait qu’elle n’appréciait pas les injustices, mais elle paraissait dangereuse sur le moment. Alexis était perplexe. Nous étions sincères et c’était le seul moyen. Elle le savait. Elle allait perdre une voltigeuse talentueuse d’ici peu et un combat impressionnant s’annonçait (si l’on en croyait le nombre de nouvelles recrues et les cérémonies de bienvenue qui se succédaient).

– « Vous irez doucement et pas de mise en danger gratuite, ni de discorde. Elise, suis- moi au conseil. Il faut que je te parle. »

Perplexe, je la suivais. Je venais de lui promettre que j’allais bien me tenir et j’avais pourtant l’impression d’être convoquée tout de même chez le proviseur pour être punie. Je regardai les autres, qui haussaient les épaules en retour pour marquer leur incompréhension. Mais déjà, Megan et Gwen se rapprochaient d’Ankara pour lui parler des prochaines sessions d’entrainement qu’elles souhaitaient mener. Leurs postures étaient plus défensives qu’agressives. La tension était palpable jusqu’à ce que je détourne mon regard pour me mettre en route. Avec la nuit tombée, je n’arrivai plus à discerner ce qu’il se passait.

– « Suis-moi, Elise. J’ai quelques sujets à évoquer sur notre clan que je n’ai pas eu l’occasion de voir avec toi et les autres. »

J’essayai de me focaliser sur cet entretien inhabituel.
– « Tu n’attends pas que Mei-Wen, Kenza et les autres nous rejoignent ? »
– « Non, je verrai cela avec elles en temps voulu. »

Elle continuait de marcher en direction du conseil.
– « J’ai fait quelque chose qui t’a déplu ? »
– « Non », répétait-elle plus surprise que la première fois. « Pas du tout. C’est juste que je me rends compte que tu n’es pas assez informée sur certains points et je ne veux pas que tu aies l’impression qu’on te cache certaines choses. Pour ta nature, nous avons des pistes sur toi mais pas sur ta lueur. Comme nous ne sommes sûres de rien, nous préférons te laisser apprendre et évoluer par toi-même. En revanche, pour ce qui est du clan, je suis certaine que tu dois encore avoir des questions depuis la cérémonie. »

Sa dernière phrase n’était pas une question. Je patientais en attendant qu’elle reprenne son monologue car j’ignorais où elle voulait en venir. Allait-elle me communiquer des informations ? Devais-je poser des questions même si je ne me sentais pas invitée à le faire ?

Pourquoi ne pas m’avoir laissée commencer l’entrainement avec Ankara ce soir ? Ce silence durait désormais trop longtemps à mon goût. Elle dut le sentir.

–  « Si cela te convient, nous allons évoquer ce soir des points qui me paraissent essentiels. Et si plus tard, d’autres questions te viennent à l’esprit, alors garde en tête que ma porte t’est toujours grande ouverte. »

–  « C’est gentil », balbutiai-je.

–  « Écoute, je ne sais pas par quoi commencer ni comment amorcer cette conversation, aussi je te prie de me pardonner mes prochaines maladresses. Laisse-moi te poser une question : que sais-tu de toi ? »

–  « Pardon ?»

–  « Qu’est-ce qu’on t’a dit sur ta place dans le clan dès ton arrivée ? »

Nous gagnâmes le parvis en pierre blanche du bâtiment du Conseil. J’attendais d’être à l’intérieur pour commencer. Elle poussa le battant de la grande porte.

–  « Je sais que je suis une appelée. Qu’une âme de guerrière sommeille en moi, même si j’en doute encore aujourd’hui », finis-je dans une grimace, ce qui amusa et agaça Alexis. « Je sais que je ne serai pas une porteuse, mais ce que vous appelez une voltigeuse. Mon esprit et mon corps sont faits pour te protéger, tout comme Kenza. »

–  « C’est tout ? », dit-elle d’un ton calme mais insistant.

–  « Non », déglutis-je en baissant le regard. « Je vais être la remplaçante de Gwen. »

–  « Ne te sens pas coupable. Même si cela me brise le cœur de perdre une de mes filles, je n’ai que trop appris que je ne peux lutter contre le destin. Elle ne meure pas à cause de toi. Mais tu te réveilles car elle va mourir… Et quoi d’autre sur Kenza et toi ? », continua-t-elle dans sa lancée.

Elle m’invita à la suivre dans un des salons particuliers, pièce toute aussi joliment décorée que les autres. Alexis prenait toute son envergure au milieu de cette pièce aux tons neutres mais majestueux. A croire que tout avait été fait autour d’elle et de sa personne. Ses longs cheveux châtains descendaient en cascade sur sa tenue noire thermorégulatrice. Je n’avais encore jamais prêté attention à sa carrure plus fine que celle des porteuses. Autour des un mètre soixante-quinze, elle restait fine quoique musclée. Elle ressemblait plus à une voltigeuse, ce qui était étonnant, car d’après Kayla, elle participait activement aux combats et entraînements quotidiens comme les autres porteuses.

–  « A part le fait que nous travaillons avec les voltigeuses, rien de plus. A vrai dire, je ne sais même pas en quoi consiste l’entraînement de Kenza. Nous n’en parlons jamais. Elle revient juste un peu déboussolée chaque soir. Ce qui m’inquiète parfois », continuai-je de déblatérer malgré moi. « Mais ensuite, elle se calme avec moi et les chats. On se distrait… »

–  « Et c’est tout ? Les filles avaient raison. Tu es tellement préoccupée par ce que pensent les gens ou encore ce qu’ils ressentent que tu te focalises dessus sans analyser le reste. »

–  « Désolée. »

–  « Ne le sois pas. C’est ta force. C’est pourquoi les gens sont bien avec toi. Tu les perçois, tu les « ressens » naturellement. Il faut juste qu’on t’apprenne à prendre du recul. Ça t’aidera pour les missions. »
Elle me tendit un chocolat chaud qu’elle avait préparé pendant ce temps. Elle avait enregistré mon penchant pour le sucré. Elle reprit.

– « Mais reste proche de Kenza. Vous en aurez besoin. Tu apprendras sur toi-même en temps voulu. Et nous également », finit-elle dans un sourire maternel.

– « Tu avais dit que je pouvais te poser une question… »

– « Oui, vas-y. Je t’en prie. »
– « Est-ce que tu as … peur de moi ? »

Alors que je butais sur les mots, ma question me parut encore plus ridicule. Elle sourit derechef.

– « Je vois où tu veux en venir. Non, la grenouille. » (Je maudissais ce surnom.) « Je n’ai pas peur de toi. »

De nouveau, elle marqua un silence comme pour réfléchir à chaque mot qu’elle s’apprêtait à utiliser.

– « Je ne sais pas qui tu es, ni quel est ton potentiel. Mais je sais reconnaître une personne bien à l’intérieur quand j’en vois une. Tu es comme toutes celles du clan. Toi comme Kenza, méritez vos places ici. Je ne sais pas de quoi vous êtes faites, mais je sais qui vous êtes. Vous êtes avant tout mes filles, mes sœurs et j’ai une totale confiance en vous. C’est pour cela que je veux vous aider à progresser tout en vous empêchant de vous faire du mal. »

Mes yeux fuyaient ce débordement inattendu d’affection. Je n’étais pas très à l’aise. Sa main s’était portée sur mon épaule sans que je m’en rende compte.

–  « C’est gentil. Mais tu sais, l’entraînement pour nous contrôler… c’est surtout aussi pour être efficace… »

–  « C’est un truc que je ne supporte pas », dit-elle visiblement bouleversée. « Vous voir vous entraîner aussi dur pour des combats parfois vains ou pour ma protection. Je ne peux pas… ce n’est pas que je ne veuille pas vous apporter mon soutien, mais cela me rappelle juste que certains gestes sont purement étudiés pour ma protection … Si je pouvais, je renverrais chacune d’entre vous dans sa famille pour ne jamais vraiment vous perdre. »

Ses muscles claquaient nerveusement. Elle détourna sa tête. Elle tentait de se maîtriser. J’étais stupéfaite : je venais de voir mon alpha à deux doigts de se laisser déborder, perdre le contrôle de soi… juste à l’idée de perdre ses guerrières. Je gardais le silence.

– « Viens, on va manger un morceau. J’ai des gâteaux et biscuits dans la petite cuisine », reprit-elle.

Nous échangions quelques banalités et anecdotes d’entraînements depuis mon arrivée, le temps d’engloutir les cookies préparés ce jour. Ainsi détendue, Alexis me paraissait plus jeune. Ces yeux bleus gris pétillaient de malice.

– « Pourquoi tu portes encore tes lunettes ? », me lança-t-elle tout de go.
– « Bah parce que je n’ai plus de lentilles jetables en stock et je suis myope », lui rétorquai-je, comme si la réponse allait de soi.
– « Si tu prenais le temps de les enlever, tu verrais que ta vue s’est rétablie, tout comme ton corps après la fusillade. »
J’avais du mal à la croire. Devant mon air perplexe, elle me les retira de mon nez.

– « Elles ne te gênaient pas ces derniers jours ? »
Encore étonnée de si bien voir, je lui répondis que c’était l’habitude d’en porter et le fait de manquer depuis peu de lentilles de contact.

–  « Tu ne te rends vraiment compte de rien », pouffa-t-elle. « Tu n’as pas vu ton évolution ces dernières semaines ? Ton corps ? Tes sens ? Ton endurance ? »

–  « J’ai bien noté une amélioration de mes capacités physiques et quelques muscles qui sont apparus, mais rien de flagrant. C’est pour ça que je doute encore de mon potentiel », voulus-je plaisanter.

– « Viens, suis-moi », lança-t-elle exaspérée.

La solitude de l’Alpha (L’Amazone, Chapitre 10)

Elle m’entraîna vers une des portes dissimulées qui menaient aux souterrains. Elle prit une direction que je ne connaissais pas et qui selon mon sens de l’orientation, qui était complètement nul au passage, devait nous mener près de la cantine. Nous arrivâmes dans une pièce souterraine qui faisait office de bibliothèque privée. Les murs étaient couverts de livres, d’armes suspendues en guise de décoration, d’albums photos aux couvertures de cuir. Des fauteuils et des bureaux siégeaient de part et d’autre de la pièce. Elle se dirigea calmement sur la droite et prit un ouvrage de cuir récent… qui portait mon nom en lettres d’or. Curieuse, je m’approchais. Il s’agissait d’un album photos avec des clés usb à l’intérieur.

– « Je fais ces albums pour chacune d’entre vous. Parfois, je m’assois ici le soir pour les feuilleter. C’est un peu nostalgique ou glauque peut-être, mais j’aime bien. »

Je parcourais mon album, totalement hypnotisée. Les premières photos avaient été prises dans la rue ou aux restos avec mes anciens collègues. Ceux de ma première vie. Ces guerrières avaient pris le temps de m’observer entre le temps où elles avaient compris que l’appelée n’était pas Marie et celui où elles étaient venues me chercher. Certains clichés dataient même d’avant. En voyant Marie sur ces dernières, cela devait sûrement être des photos faites de cette dernière et sur lesquelles j’apparaissais. Au fur et à mesure que je le feuilletais, je voyais des photos de mon court séjour à l’hôpital, de la cérémonie de bienvenue, de mes entraînements, des fêtes entre filles…. Mon corps avait définitivement changé, cela sautait aux yeux désormais. Je paraissais si chétive et molle sur la photo de cérémonie. Mon teint était pâle. Sur les dernières photos, mon corps respirait davantage la santé ou plutôt la force tranquille. Mes muscles se dessinaient avec pudeur. Mes yeux brillaient. Ma peau avait pris enfin des couleurs, en raison de la réverbération du soleil sur la neige. Ce constat me fit admettre une vérité que je n’aurais cru possible. J’aimais cette nouvelle vie et elle me réussissait. J’apprenais des trucs étonnants que je n’aurais jamais cru apprendre de ma vie. Je prenais des leçons de pilotage d’hélicoptère, je me battais, je me dépensais et cherchais toujours à me dépasser. Mon corps, pour une fois, ne connaissait aucune limite. Je ne m’ennuyais plus. Je ne m’ennuierai plus jamais.

– « Et là, tu t’en rends compte ? »
J’acquiesçai sans vraiment me rappeler le sujet évoqué. Elle retournait à la contemplation de ces photos, totalement absorbée.

– « Merci pour ces photos. J’ai du mal à trouver les mots. »
Je refermai le livre à contre cœur pour me concentrer sur le cheminement de mes pensées. De nombreuses pages blanches n’attendaient que de relater mes futurs exploits et les moments importants de ma vie. Pour la première fois, j’étais confiante en songeant au conflit à venir. Je regardais autour de moi quand je m’attardais sur une vitre noire. Je me rapprochai, intriguée. Une vitre qui donnait vue plongeante sur une autre pièce de ce souterrain. Ce que je devinai à travers l’obscurité était absolument incroyable. Jusqu’à combien de mètres descendaient nos souterrains sous la cité ? Alexis me suivit sans un mot. Elle s’approcha de la vitre et actionna un interrupteur.
Mes sens ne m’avaient pas trompée mais quelle ne fut pas ma surprise de découvrir quelque chose d’encore plus grand que je ne l’avais envisagé ! La lumière des néons clignota rapidement pour recréer exactement la lumière du jour dans un hangar immense qui plongeait sous nos pieds. Une pelouse synthétique recouvrait le sol sur une surface de trois mille mètres carrés au bas mot. Les peintures des murs représentaient un décor jardin naturel pour prolonger cette illusion d’espace au grand air et donner une sensation de sérénité à l’endroit. Ce qui m’intrigua pourtant le plus fut cette multitude de globes de verre de taille moyenne, dispersés comme des champignons qui se seraient multipliés dans un recoin de forêt. Tous emprisonnaient des armures. Sans un mot, Alexis me fit descendre par un escalier dissimulé derrière une bibliothèque. Une odeur synthétique de pelouse fraichement coupée caressa mes narines. L’air embaumait comme un premier jour ensoleillé de printemps. Une fois arrivée en bas de ces marches, j’avançai avec précaution vers les premiers globes. Je voyais les armures, les ceintures et autres bijoux officiels. Puis de mes doigts, je caressais les lettres d’or sur ces globes et les photos de ces amazones disparues. Certains globes contenaient des urnes. D’autres étaient ornées de fleurs. Alexis n’avait pas besoin d’expliquer.

– « Ce sont les guerrières … disparues », déduis-je sans grande difficulté.
Le silence de l’Alpha était lourd. Je me retournai vers elle pour la découvrir affectée mais digne. Je voulais faire quelque chose pour lui montrer que je comprenais ses émotions mais je ne trouvais pas le geste ou la parole appropriée pour ce genre de situation.

–  « Celles pour lesquelles nous n’avons pas pu renvoyer le corps à leur famille. Nous ne voulions pas qu’elles finissent seules. Elles se sont battues pour nous, avec nous et elles continueront de faire partie de nous et de ce clan. »

–  « Qui vient fleurir ces tombes ? »

–  « D’anciennes sœurs de combat et moi-même. Il y a aussi des proches de ces guerrières qui ont choisi de continuer de vivre avec nous : les veufs, les enfants… »

Sa peine et sa détresse étaient palpables. Elle me semblait si seule sur le moment. Jamais je n’aurais imaginé cette partie de son quotidien.

– « Tu passes combien de temps par jour ici ? »
– « Deux ou trois heures, pourquoi ? »
– « Ne te méprends pas mais c’est un peu sinistre pour un chef qui se prépare à se battre et sortir victorieuse du prochain conflit. Pourquoi ne passes-tu pas plus de temps avec les vivants ? Elles comprendraient, tu sais », finis-je avec précaution en désignant d’un signe de tête les globes disposés en harmonie dans ce hangar.

Elle haussa les épaules, sans rien ajouter à cette logique. Mais un malaise me prit en repensant à notre comportement de ces dernières semaines. Les fois où elle s’invitait à notre table, où elle passait en coup de vent à nos soirées, où elle assistait à nos entrainements… Elle avait cherché notre compagnie, à se reconnecter aux vivants. Et nous, aussi égoïstes et écervelées que nous pouvions l’être, nous ne l’incluions pas davantage en pensant qu’elle avait mieux à faire. Elle qui s’occupait de nous organiser une vie agréable pour atténuer la douleur et la peine de ce que nous avions sacrifié à côté, du quotidien de nos familles que nous laissions derrière, des dégâts que nous occasionnions. Certes, son rôle était de diriger et administrer le clan, mais elle devait se sentir seule. Je ne voulais pas manquer de respect à cette alpha qui faisait tant pour nous et décidais lui épargner ma pitié qui aurait été déplacée car il s’agissait d’une preuve de notre égocentrisme.

– « Tu passes trop de temps ici. Un combat approche et nous avons besoin de toi là- haut pour nous conseiller, nous motiver et nous rassurer. Tu as vu ce qu’il s’est passé pour ces walkyries. Tu sauras nous faire éviter les mêmes erreurs. Je sais que tu dois être occupée avec l’intendance du clan, les relations politiques avec les autres clans, les nouvelles appelées à chercher et les recherches sur le combat et nos lueurs. Mais aurais-tu du temps à nous consacrer quelques soirs par semaine ? Comme les autres te l’ont remonté, je suis trop focalisée sur certaines perceptions. Kayla et les autres doivent aussi s’entraîner pour être prêtes », essayai-je de la convaincre le plus subtilement possible. « Sans vouloir être un fardeau pour toi, j’aimerais bien que tu m’aides. Ces tombes me font prendre conscience que je ne suis pas encore prête même si j’ai beaucoup évolué. Avec tout le respect que je dois à ces guerrières, je ne souhaite aucunement les rejoindre tout de suite. Avec les filles, nous nous réunissons souvent à la maison ou celle de Kayla. Si tu as le temps, pourrais-tu passer ? Ce n’est pas très loin de chez toi. »

–  « Oui, aucun problème. J’en serais ravie. »

–  « Une dernière question… »

–  «Oui ?»

–  « Je sais que les missions externes servent à financer tout ça : les voitures, les doubles vies, les armes, les maisons … mais ça me paraît tellement… »

Elle n’attendit pas que je finisse de formuler cette dernière.

–  « Je comprends… Disons que l’argent et les biens que nous recevons en compensation sont travaillés en interne. Certaines de nos guerrières travaillaient avant dans le milieu de la finance et ont accepté de reprendre cette partie de leur ancienne vie pour la mettre au service du clan. Le mari de Cassie (j’avais beau essayé à ce moment de me remémorer son visage, j’en étais bien incapable) était même un trader. Ils se chargent donc tous de faire fructifier cet argent en le plaçant, ce qui nous permet de financer tout ceci, et plus. »

–  « Et les walkyries qui vieillissent partent toujours en mission ? »

–  « Ce n’est pas vraiment une carrière dans laquelle on fait de vieux os », me répondit- elle légèrement amusée par ma remarque. Me voyant cogiter, elle enchaîna : « Encore une question, peut-être ? »

–  « C’est quoi la cristallisation ? »

Je passais du coq à l’âne mais je profitai de cette conversation en privé pour obtenir des réponses à ce qui me venait en tête. Je me rappelais avoir entendu ce terme lors d’une conversation sur la destinée des amazones. Je m’attendais à toute sorte de réponse mais sûrement pas à la réaction d’Alexis. J’aurais pu lui annoncer que j’étais la fille cachée de Michael Jordan qu’elle n’aurait pas ouvert ses yeux plus grands.

– « Pourquoi tu me demandes cela ? »

Sa voix suintait la nervosité.

–  « J’ai entendu dire que les seules options de la destinée de notre espèce étaient la mort ou l’amour. Et tout de suite après, les termes « cristal » et « cristallisé » sont apparus dans la conversation. Toi-même tu as évoqué ce phénomène lors d’un aparté à mon arrivée dans la maison le premier jour. »

–  « Oui, c’est vrai. Je ne pensais pas que tu écoutais vraiment … et encore moins que tu t’en souviendrais. »

Sa voix était tendue. Elle s’en voulait de cette imprudence.

– « Pour la faire simple, nous sommes, comme tu le sais, des guerrières. Notre soif d’agressivité nous pousse sans cesse à combattre. Nous défendons notre territoire, nous vivons plus ou moins en communauté pour la plupart des clans… Toutefois, lors de ces combats, nous perdons beaucoup de nos sœurs. Pour les quelques survivantes, le Destin leur offre l’opportunité d’avoir une seconde chance, une nouvelle vie. Elle leur offre l’amour comme voie de reconversion ou rédemption, appelle cela comme tu le souhaites. Nous pensons que l’âme de la guerrière cesse de se réincarner et finit sa dernière vie avec l’âme qui lui correspond le plus dans cette vie, mais nous n’avons jamais eu de preuve tangible. Dans n’importe quelle mythologie ou religion, il est assez fréquent que les amazones et autres guerrières « vierges » ayant refusé le célibat meurent dans les légendes sous l’assaut de leurs propres amants : Hyppolyte, Antiopée, Penthésilée, Brunehilde… En réalité, elles avaient la vie sauve. C’était juste une figure de style dans les écrits. Le Destin leur apportait l’amour, le véritable pour l’unique personne qui leur était destinée en ce monde. Mais cet amour qui les consume brûle et anéantit les dernières traces de leur âme de guerrière. Elles perdent ainsi leurs dons pour qu’une autre appelée s’éveille et les remplace, sans pour autant récupérer cette âme.

Elles sont débarrassées des éléments de leur ancienne vie. Elles deviennent un élément pur au summum de leur lueur qui implose sous la force de cet amour, d’où le nom de cristallisation. Cette brûlure divine est celle ressentie lors de la découverte de ce cristal. Ces guerrières deviennent assujetties à cet appel divin et cet amour inconditionnel. C’est un appel de l’âme : le seul moment où l’âme de la guerrière est en communion avec l’âme de la femme. Une connexion astrale se construit entre les deux êtres pour ne faire qu’une seule pensée, qu’une seule âme, une seule envie dans ce monde. Cet amour et cette révélation ne sont pas à sens unique. L’autre être le ressent également. Nous nous arrangeons toujours dans notre clan pour que la guerrière « morte » construise cette nouvelle vie sous une nouvelle identité dans les hautes sphères diplomatiques ou économiques, ce qui leur est tout à fait possible, vu leurs capacités et les enseignements reçus pendant leur vie de guerrière. Elles perdent leurs dons mais pas leur savoir. C’est la moindre des choses après le sacrifie de leur vie et les services rendus. »

–  « Hé bien… tout un programme. Vu ce que l’amour m’a apporté, je préfère mourir dans la gloire », dis-je d’une moue dégoûtée.

–  « Que personne ne t’entende », me reprit-elle. « La cristallisation est la meilleure fin que nous puissions espérer… Ironie du sort, quand tu nous tiens », finit-elle pour elle-même.

J’avais encore parlé trop vite.

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L’Amazone – Roman fantasy – Faits et fiction

La vengeance d’Oreste

Oreste était le fils d’Agamemnon et donc le frère d’Iphigénie. Elevé avec amour par ses grands-parents (Tyndare et Léda), il était assez proche de sa sœur Iphigénie. Le pauvre enfant avait déjà évité le pire en étant secouru par sa nourrice, qui lors du massacre opéré par Egisthe, avait envoyé son fils dormir à la place d’Oreste dans la chambre d’enfants royale. La nourrice avait donc sacrifier son propre enfant. Dissimulé en dehors de la ville, il fut accueilli par Strophios, un allié de la maison maudite des Atrées. Son fils, Pylade, devint le meilleur ami d’Oreste. Pendant sept longues années, Oreste dut observer de loin le “règne” d’Egisthe qui s’asseyait sur le trône de son père, dormait avec sa mère et portait les vêtements et le sceptre de son géniteur. Les richesses d’Agamemnon, qui au désarroi d’Oreste n’avait reçu aucun rite funéraire, étaient dilapidées. L’auteur de cette décadence était pourtant sa mère Clytemnestre, et non Egisthe. Ce dernier attendait avec crainte Oreste, qui se devait de venger son père. Sa tête était mise à prix à Mycènes. Egisthe avait également empêcher le remariage d’Electre, sœur d’Iphigénie et Oreste, de peur que cette dernière ne mette au monde un héritier qui aurait pour destin de venger Agamemnon. Elle était séquestrée et vivait dans une grande pauvreté alors que les enfants donnés par Clytemnestre à Egisthe vivaient dans l’opulence. Electre avait trouvé le moyen de communiquer avec Oreste et lui rappeler régulièrement la mission qui l’attendait, à savoir supprimer les meurtriers de leur père. 

Devenu adulte, Oreste se rendit à l’Oracle de Delphes pour savoir s’il devait ou non tuer les assassins d’Agamemnon. Apollon et Zeus, à travers l’oracle, lui donnèrent une réponse rédhibitoire: s’il ne le faisait pas, il chopait la lèpre et serait banni de la société. La Pythonisse du coin qui entendit cette réponse et connaissait l’histoire de ce meurtre, lui fila un arc  en corne pour repousser les attaques des Erynies, qui à coup sûr, ne pardonneraient pas un matricide. Apollon intervint de nouveau en lui recommandant de venir trouver refuge dans son temple une fois le meurtre commis. Quelques années passèrent de nouveau le temps de mûrir son plan. Oreste et Pylade se rendirent à Mycènes sous l’apparat de touristes. En demandant à visiter le palais, il croisa sa mère qui ne le reconnut pas. Il lui dit qu’il était le message de Strophios qui venait lui apprendre la mort de son fils Oreste et qui lui demandait ce qu’il devait faire de ses cendres. Clytemnestre se réjouit. L’ancienne nourrice d’Oreste, pendant ce temps, l’avait reconnu et envoya sous un faux nom un message à Egisthe pour lui apprendre la mort d’Oreste et l’inviter à ne plus se balader avec ses armes puisque son ennemi n’était plus. Sans se méfier, Egisthe se pointa au palais. Pylade fit semblant de lui tendre les cendres d’Oreste dans une urne de bronze et lorsqu’Egisthe tendit les bras pour accueillir cette urne, Oreste lui trancha la gorge. Clytemnestre reconnut alors son fils et se jeta à genoux pour demander grâce. Elle essaya de l’attendrir en vain: Oreste lui coupa la tête et se chargea avec Pylade de tuer leur descendance. Les Mycéniens qui soutenaient Oreste, se débarrassaient des corps des deux usurpateurs et les enterraient en dehors de la ville.


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