Épreuves de l’Être – L’AMAZONE

Illustration chapitre 11 de l'Amazone - Epreuves de l'être - illustration de Chloé Rogez

Chapitre 11 – L’Amazone – Tome 1

Les blessures de l’âme (L’Amazone, Chapitre 11)

Nous parlions encore un moment de sujets plus légers avant de nous décider à rejoindre Kenza qui devait s’inquiéter. Je gardais cette entrevue pour moi. Je n’avais pas compris pourquoi Alexis avait décidé de me parler de cela ce soir et surtout de me montrer tout ça. Mais quelque chose de plus préoccupant me revenait en mémoire : je devais travailler dorénavant avec Ankara et cela n’allait pas être de tout repos si chacune devait contrôler sa haine mutuelle. Alexis avait accepté mon invitation à dîner. Connaissant Kayla, elle devait déjà m’attendre dans le salon pour relater la fin de conversation qu’elle avait eue avec l’autre ogresse. Elle tiendrait compagnie à Alexis le temps que je prenne une douche.

Au lieu de cela, nous fûmes accueillies par les cris de Kayla à dix pas de la maison. Malgré l’entraînement de la journée et les poids accrochés aux membres, je courrai comme une damnée pour la rejoindre, Alexis sur mes talons. Devant moi, une scène improbable : Kenza recroquevillée dans un coin, saignant du nez, des oreilles et des yeux. Elle se tenait la tête en se claquant cette dernière contre le mur. Elena, Gwen et Kayla essayaient de la maintenir mais elle se démenait en hurlant à pleins poumons de la laisser seule, de ne plus la toucher. Elle pleurait tout en hurlant.

– « Mais nom de Dieu ! Que lui avez-vous fait, bordel ? »

J’étais furax, mais il fallait aider Kenza dans l’immédiat.

– « Reculez toutes ! », hurlai-je en m’accroupissant devant l’intéressée.
J’approchai ma main pour la relever, mais ses cris de martyr m’arrêtèrent. Je constatai les dégâts sur son visage, tordu de douleur, crispé au possible.

– « Kenza ! Kenza ! Regarde-moi. C’est Elise. Kenza ! Calme-toi et dis-moi ce qu’il se passe… »

– « Partez toutes ! Ça fait mal ! Partez ! Je ne veux plus voir. »
– « Voir quoi ? Kenza ! C ‘est Elise ! Qu’est-ce qui te fait mal ? Je t’en prie, calme-toi et dis-moi. Kenza ! »

J’essayais en vain de crier plus fort qu’elle pour me faire entendre. J’entendais derrière moi Alexis engueuler et demander des explications aux autres.

–  « … on a été trop loin dans l’entraînement. Elle n’arrive plus à se concentrer et revenir en arrière. »

–  « Qu’est-ce qu’elles t’ont fait ? », je paniquais littéralement de la voir dans cet état. « Regarde-moi ! »

J’avais tant envie de la réconforter, de la prendre dans mes bras. Elle sembla se calmer au son de ma voix, bizarrement. Elle réussit à me répondre.

– « Je ne peux pas. C’est tout rouge, Elise. Je ne vois rien. »
– « Ah, si c’est comme Elise, il faut que tu te concentres et … », commença Elena.

– « Oh toi, boucle-la. Tu en as déjà assez fait. Tu as vu son état ? » J’hurlais comme une furie sur Elena. Toutes reculèrent sous mes cris. Je me retournai vers Kenza.

– « Kenza, écoute-moi. C’est Elise. Je vais te soulever pour t’asseoir. Ne me repousse pas. Je vais te soigner. »

A l’évocation de ce contact, elle s’agitait de nouveau.
– « Non, ne me touche pas… je ne veux plus voir… pas pour toi. »

– « Rassure-toi. C’est moi », repris-je d’une voix plus douce. « On va s’isoler à deux. Loin des autres et du bruit. »

Je tendis ma main sur sa joue. D’abord surprise, elle eut un mouvement de recul, comme si elle redoutait quelque chose qui ne semblait pas venir. Son regard vide et fixe, embrouillé par les larmes semblait me chercher.

–  « C’est bien toi, Elise ? Oh Elise », reprit-elle en pleurant. « Y a trop de cris, y a trop d’images, trop de peine. Ça fait mal. »

–  « Rassure-toi, Kenza. Je suis revenue. Je vais m’occuper de tout. On reste ensemble. »

–  « Je les entends », gémit-elle encore.
Je me retournai, tendue, vers les autres. J’essayais de prendre sur moi mais c’était difficile.

–  « L’entraînement de Kenza est fini pour aujourd’hui et pour le reste de la semaine. Nous voulons rester seules maintenant », grognai-je finalement en serrant les dents. « Désolée, Alexis, nous dînerons toutes ensemble une prochaine fois. »

–  « Je comprends ».
Elle était navrée. Assister à cette scène lui avait brisé le cœur.

– « Mais est-ce que tu sauras la soigner seule ? », s’inquiéta Kayla.

– « Je ferai toujours mieux que vous », lui répondis-je amère.
A peine les mots prononcés, je m’en voulus, mais le visage en sang et en larmes de la pauvre Kenza avait eu raison de mes nerfs.

–  « Allons-nous-en, les filles. Ça ne craint rien. Kenza ne l’entend pas », intervint Alexis en tirant Gwen par l’épaule.

–  « Tu crois que c’est à cause de sa lueur ? », interrogea Gwen.

–  « Je viens de dire que nous nous en allions », asséna Alexis.
Une fois la porte claquée, j’aidais Kenza à se relever. Elle semblait aussi fragile qu’un nourrisson. Son corps tremblait de la tête aux pieds. Je l’emmenai dans sa salle de bain pour la débarbouiller et lui donner un remède pour les maux de tête. Je croisais juste les doigts pour que cela ne déclenche pas chez elle une hémorragie interne. Ses saignements m’inquiétaient. Elle ne parlait plus, ne pleurait plus, comme assommée par la fatigue. Je lui nettoyais doucement le sang séché sur son visage et son cou à l’aide d’une serviette imbibée d’eau.

– « Ça va un peu mieux ? »
Elle hocha la tête et reprit en français :

– « Je commence à retrouver doucement la vue. »
– « Quand cela ira mieux, tu m’expliqueras ce qu’elles ont pu te faire, ces idiotes ! »

– « Rien. C’est juste que j’ai poussé trop loin l’entraînement et je n’arrivais plus à me maîtriser. »
– « Ce n’est pas une raison. Elles doivent t’aider à te maîtriser. »
– « Elise, je ne te vois pas… », dit-elle perplexe mais surtout épuisée.
– « Quoi ? Tu ne me vois plus ? Tu as peut-être encore du sang dans les yeux ? Attends, je regarde. »
– « Non, je veux dire que je ne vois pas les images dans ta tête, dans ta vie. J’entends juste ta voix même quand tu ne parles pas. Mais je ne te vois pas. Ça fait du bien. »
– « Tu es fatiguée, ma belle. Je vais cuisiner un truc rapide pour ce soir. Tu vas te poser dans le salon avec une grosse couverture et des oreillers et tu vas te reposer ce soir. »
– « Tu ne comprends pas. Je ne te vois pas… »

– « Oui, je comprends », admis-je nerveuse. « C’est juste que je ne veux pas en parler pour le moment. C’est beaucoup me demander pour ce soir… J’ai eu une peur bleue en te voyant dans cet état. »

Une larme s’écrasait en silence sur ma joue. J’avais demandé plus tôt dans la soirée à Alexis si cette dernière craignait ma lueur. Si elle avait nié ce point, je commençais pour ma part à frémir. Je percevais enfin la vraie nature de Kenza. Cette dernière dut comprendre que cela n’allait pas. Nous échangeâmes peu de mots, tout en suivant un programme tv sur le canapé. Je me contentais de lui caresser les cheveux pour la calmer et l’endormir. Elle reposait sur moi comme un poids mort. Je restais à son chevet toute la nuit. Son sommeil était agité. Pour ma part, je ne pus fermer l’œil. Entre les conversations d’Alexis et l’incident de ce soir, les questions et les doutes s’enchaînaient. J’étais toujours en colère mais contre cette destinée. Je savais que les filles ne voulaient pas de mal à Kenza et qu’elles cherchaient juste à lui apprendre à se défendre, mais cela restait trop dur. Toujours se dépasser pour ne pas y passer. Mon esprit me renvoya l’image de ces tombes de verre. Aussi joli que ce cimetière fût, il restait un cimetière. Un recueil. Une fosse commune pour celles qui n’avaient plus de famille et qui avaient donné leur vie. Elles s’étaient également surpassées, démenées. Elles avaient connu leur lot de malheur et pourtant elles gisaient sous terre, sans seconde chance qu’aurait pu avoir la décence d’accorder cette saleté de Destinée. C’était trop lui demander ?

L’heure des cours approchait. Je me douchai et m’apprêtai rapidement pour préparer un petit déjeuner pour quand Kenza se réveillerait. J’étais toujours noyée dans mes pensées de la nuit. Comment aider ce clan tout en protégeant Kenza, qui me paraissait trop fragile ? Je m’activais et descendais les marches sans bruits. Dans la cuisine, je découvrais Kayla qui préparait déjà le petit déjeuner et nourrissait les chats. Elle entendit mon arrivée. Elle me regarda, gênée de la scène de la veille.

– « Bonjour. »
Je n’avais jamais entendu sa voix aussi posée. Je m’en voulais un peu de ce que je lui avais dit la veille, pourtant je fus incapable de répondre par autre chose qu’un hochement de tête.

– « Je sais que tu ne veux pas que je rentre dans la maison sans sonner mais je ne voulais pas la réveiller si elle dormait encore … Ce matin, je reste ici pour m’occuper d’elle … oh et je te promets que je ne la toucherai pas, je ne lui parlerai pas et ne resterai pas longtemps dans la même pièce qu’elle. Je veux juste qu’elle aille mieux… »

Je sentais qu’elle disait vrai. Elle était sincère. C’était une belle personne. Mais fière que j’étais, je ne pus que répondre par un hochement de tête sévère pour accepter son aide. Savoir Kenza accompagnée me rassurait et m’enlevait une contrariété de la journée. Je ne pris pas le temps de me poser pour un petit déjeuner. J’allais sûrement le regretter, mais tant pis. Je quittais la maison. En claquant la porte derrière moi, je pris une résolution : le jour du combat, je me chargerai de protéger Alexis ET Kenza. Cette dernière était visiblement plus sensible que les autres. Je n’avais rien contre Gwen. Je savais qu’elle risquait de perdre la vie, mais je restais lucide. Je n’étais qu’une appelée. Je ne pourrais être partout le jour J. Et pour être prête ce fameux jour, je m’entraînerai dur. Dès cet après-midi, je mettrai mes a priori de côté envers Ankara, qu’importent les provocations, et j’allais réveiller ces foutus dons de voltigeuse qui sommeillaient en moi.

Le deal (L’Amazone, Chapitre 11)

Je finissais à l’écart de manger ma deuxième assiette de lasagnes. Tara, qui était au courant des évènements de la veille et de ma réaction, tentait de me changer les idées en me parlant de tout et de rien. Y avait-il d’ailleurs encore quelqu’un qui ne fut pas au courant ici ? Cette proximité pouvait m’énerver parfois. Je n’étais pas trop réceptive. Je m’en excusais mais elle fit semblant de rien. Tara était devenue ces dernières semaines un colosse, mais elle avait su garder cette pudeur et cette réserve qui contrastaient avec sa carrure. Elle arborait des cheveux blond vénitien et de magnifiques yeux verts en amande. Lors de son appel, elle fut aussi l’objet de convoitise, provenant des autres clans. Notre clan avait réussi à la retrouver et la protéger à temps. En représailles, ses proches avaient été tués. L’idée que cela aurait pu arriver à Gab et Patrick me faisait frémir. Jamais, depuis notre rencontre, elle n’avait mentionné ce point traumatisant. Aucun signe de deuil, aucun signe de tristesse. Tout était enfoui en elle. De temps à autre, seul un excès de haine remontait et débordait lors des entraînements. Alexis nous prévint quelques jours après notre arrivée de son malheur, afin d’éviter toute bévue. Depuis, lorsqu’elle nous demandait si elle pouvait passer le soir pour manger avec nous et jouer avec les chats, je n’osais lui refuser. Je n’aurais pu de toute façon car sa présence était vraiment agréable. Jamais un mot désagréable, serviable, dévouée, gentille, peu bavarde…

Kayla entrait dans la cantine. Je ne notai sa présence que lorsque je la vis remplir son plateau et chercher un endroit où s’installer. Nos regards se croisèrent. Je lui fis signe discrètement et tapotai le siège vide à mes côtés en guise d’invitation. Elle hésita puis me sourit prudemment.

–  « Merci pour ce matin », amorçai-je, incapable de trouver les mots pour apaiser les tensions.

–  « C’est normal. C’est notre faute. Encore désolée. »

–  « Pas grave. On oublie. Le tout est de ne plus lui faire de mal… Elle fait de son mieux pour devenir une voltigeuse et atteindre vos attentes. »

–  « Je sais », convint-elle, légèrement coupable.

–  « Comment va-t-elle ? Pas de saignement ce matin ? », m’inquiétai-je.

–  « Non, elle se repose. Je l’ai forcée à manger un morceau ce matin, en la laissant seule dans sa chambre pour qu’elle se repose en silence. »

Elle avait tenu compte de mes revendications.

– « Les chats montent la garde », confia-t-elle dans un sourire timide.
– « Tu m’étonnes ! Dis plutôt qu’ils collent Kenza pour avoir des câlins et autres attentions. En voilà deux qui ont gagné au change en changeant de vie. »

Je me tournai vers Tara.

–  « Dis-moi, Tara. Puisque tu passes la soirée avec nous, est-ce que ça te dérangerait de passer à la maison un peu plus tôt en fin d’après-midi, après les entraînements, pour surveiller Kenza, s’il te plaît ? »

–  « Non, bien sûr que non. Je le ferai avec plaisir. Je comptais aller la voir de toute façon. Mais je ne l’aurai pas embêtée. »

Son empressement à préciser ce détail me confirma que ma réaction de la veille avait dû être colportée, ce qui me gênait un peu. Qu’allaient penser les autres ?

– « Je voulais juste prendre de ses nouvelles et vérifier qu’elle ne manquait de rien », précisa-t-elle pour se justifier.

Ses intentions étaient touchantes.
– « Mais je peux le faire, Elise », s’alarma Kayla. « J’avais promis de m’en occuper. Je ne la touche pas, je lui parle peu et… »

Je la coupai dans son élan.

– « Je n’ai pas dit que je ne voulais pas que tu t’en occupes ou que je ne te faisais plus confiance. »

Tara me toisait en attendant de savoir où je voulais en venir. Elle retenait son souffle en craignant une nouvelle salve de cris ou de reproches. Kayla semblait blessée.

– « J’ai juste besoin de toi cet après-midi. »
J’avalai une bouchée de mes lasagnes avant de reprendre mes explications. Je constatai par la même occasion que nous étions devenues une attraction pour les tables environnantes. Alors que je faisais le tour des tables d’un regard peu amène, certaines tentaient de se redonner une contenance et de revenir à leur première occupation : déjeuner.

–  « J’ai besoin de toi aujourd’hui pour mon entraînement avec Ankara. Après ce qu’il s’est passé hier, je me suis promis de protéger également Kenza. Je dois avancer très vite et j’ai besoin que tu me surveilles pour tenir ma promesse auprès d’Alexis. »

–  « Bien sûr que je vais te surveiller. Mais ne te mets pas la pression. Regarde ce qu’il s’est passé hier avec Kenza. Elle a voulu se surpasser et travailler son don pour évoluer plus vite… », balbutiait Kayla.

Elle ne souhaitait pas se mettre en colère contre moi après notre fraîche dispute, mais s’opposait totalement à ma démarche.

–  « Sans vouloir t’offenser », coupa timidement Tara, « je pense que Kayla a raison. En plus, Kenza n’appréciera pas. Elle souffre déjà d’un manque de confiance en elle… Si elle voit que tu la maternes, que tu la tiens à l’écart alors qu’elle rêve d’avoir une vraie place à nos côtés… »

–  « Elle l’a déjà, c’est juste que … tu n’étais pas là hier. Tu n’as pas entendu ses cris. Tu n’as pas croisé son regard. Je suis la plus stable des deux émotionnellement et donc la plus à même de me dépasser pour progresser très vite. Je veux juste que Kayla soit là pour moi, au cas où… »

Le plan (L’Amazone, Chapitre 11)

Même si Kayla n’était pas d’accord, elle se sentait redevable et acceptait à contrecœur. Tara ne dit rien mais n’en pensait pas moins. Les cours du matin qu’ennuyaient Tara étaient terminés. Elle préférait de loin les entraînements à l’air libre. Cette fille était une sauvage… ou une masochiste accro au sport. Les entraînements au scramasaxe finis, je courrai rejoindre Gwen, Kayla et Ankara au terrain de lancer de poids. Kayla et Gwen venaient à peine d’arriver. Elles se débarrassaient de leurs sacs. Ankara était là depuis plus longtemps. Elle daigna à peine me regarder ou me saluer. Je ne m’embarrassais donc pas des formules de politesse.

– « Bon, par quoi commence-t-on ? », lançai-je à Gwen.
– « Je ne sais pas vraiment, c’est la première fois que j’essaie de travailler ce genre de dons chez une appelée. En général, elles sont déjà éveillées. »
– « Donc tu n’as rien préparé ? », pesta Ankara, agacée.
– « Si, mais je ne sais pas comment procéder pour recréer la situation tout en ne vous mettant pas en danger. Je n’ai travaillé qu’avec Elena. »
– « Ne t’inquiète pas pour moi. C’est juste une appelée ! Ça ne risque rien. » Son dédain commençait déjà à m’énerver. Mais je devais garder mon calme. Je devais respecter ma promesse faite à Alexis : ne pas faire de mal à Ankara et essayer de m’arranger avec elle. Et surtout, il y avait mon objectif : m’entraîner pour devenir une voltigeuse capable de protéger Alexis et Kenza lors du prochain combat.

– « Bon bah je vous propose de faire quelques échanges de coups avec Ankara, pour une mise en situation. Et j’essaierai de réveiller tout ça en me concentrant pendant le combat. »

Mon air faussement enthousiaste ne convainquit personne. Kayla affichait toujours cet air soucieux. Gwen observait Ankara, le sol et moi à tour de rôle. Comme si le sol allait lui donnait la réponse. Je pouffai d’un air blasé intérieurement.
Seule Ankara acquiesçait. Je ne savais si c’était la joie de pouvoir me combattre ou le fait que quelqu’un prenne enfin une initiative, qui la réjouissait. La peur me gagnait. Je réalisais que je n’étais qu’une appelée. J’avais beau prétendre maîtriser la situation, je ne maîtrisais rien. Je m’apprêtais à me battre seule contre une des walkyries les plus sauvages et aguerries au combat, qui ne pouvait pas me sentir. Je ne savais pas si je réussirai à réveiller mes dons… je ne savais même pas si j’en possédais vraiment… Ma pauvre Élise, dans quoi t’étais-tu fourrée ? Il y avait vraiment des jours où je devrais apprendre à fermer ma grande gueule. Bon, il fallait me concentrer, me remémorer toutes les techniques de combat apprises, … oh et la rapidité. C’était censé être mon atout. J’étais petite et rapide. Enfin… je croisais les doigts pour que je le sois. Et dire que j’avais eu l’outrecuidance de promettre à Alexis de ne pas faire de mal à Ankara. Quelle ironie ! J’espérais secrètement qu’Ankara lui avait promis la même chose.

Je voyais Ankara fléchir ses jambes, prête à l’attaque. Kayla se tendit, prête à intervenir. Une première salve de rage se déversa sur moi. Elle me crachait enfin sa haine. Je sentis mes muscles frémir. Mon corps se fléchit d’instinct, ce qui me rassura. Et cela me revint en tête : je le faisais pour Alexis, Kenza et pour ma survie. Je me concentrais sur les émotions qu’elle m’envoyait pour palper le moindre écho qu’elles pouvaient susciter sur les miennes. Un premier coup droit parti très vite. Je l’esquivais avec facilité. Suivi d’un gauche, puis d’un droit. La poignée de son arme était tournée pour pouvoir me frapper avec son poing. J’oubliai les émotions pour me recentrer sur les techniques de base et mes réflexes. Rien ne venait de mon côté, si ce n’est des hoquets de surprise. Ankara en profitait pour enchaîner les frappes et les coups, que je parvenais essentiellement à éviter ou bloquer. Elle alternait avec une vraie technicité les frappes avec son arme et ses poings.

– « Mais qu’est-ce que tu attends, Elise ? », hurlait Kayla sous la surprise. « Frappe, au moins ! Attaque ! Comme tu le fais à l’entraînement ! »

Je n’arrivai plus à me concentrer. Sur rien du tout. Je perdais pieds. Je n’allais pas tarder à m’y perdre dans mes réflexes et esquives. Ankara s’en donnait à cœur joie. Me voir prostrée lui donnait satisfaction et colère.

– « C’est ça le génie qui est censé défendre notre alpha ? », grogna-t-elle avec hargne en s’approchant de plus en plus de mon visage.

Son poing gauche s’écrasa sur ma joue, m’envoyant valser sur le sol gelé.
– « Si notre stratégie repose sur elle, on va tous crever, je vous le dis », invectiva Ankara pour finir.
Kayla s’approcha pour me ramasser. Je refusai son aide, sonnée. Ankara n’avait pas mis toute sa force, nous n’étions même pas en situation de combat, je n’étais même pas sous l’effet de la surprise… et je gisais par terre, sans vraie excuse. J’étais nulle. Je me remettais debout.

–  « Encore », murmurai-je à l’encontre de la géante. Cette dernière se retourna. Méprisante.

–  « T’en n’as pas assez ? Tu ne comprends pas qu’en cas d’attaque, tu seras encore moins prête sous l’effet de la surprise ? Là, tu le savais que j’allais t’attaquer et tu restes sur le sol telle une loque. » Son venin acide faisait plus mal au moral que ses coups. Mais pour Alexis et Kenza…

– « Encore. Je dois me réveiller. »

– « Avec plaisir », siffla Ankara en s’approchant.
Un nouvel échange de coups, sans le moindre éveil de ma part, me ramena au sol. Le coup de pied qu’elle m’avait envoyé à l’estomac me fit recracher un peu de sang. Sa haine à mon égard ne fit que grandir. Elle était si palpable qu’elle me donnait l’impression de brûler ma peau. Gwen et Kayla se précipitèrent à mon secours.

–  « Non, arrêtez ! Laissez-la se relever si elle peut », ordonnait mon assaillante. « Vous croyez qu’on lui laissera le temps de reprendre son souffle et ses esprits sur le champ de bataille ? »

–  « C’est un entraînement », intervint Gwen en grondant. Je me relevai. – « Encore. »
– « Non, Elise. C’est une mauvaise idée qu’on a eue avec Megan. Tu ne dois pas te faire massacrer pour rien. Regarde Kenza… »
– « Laisse-moi Kayla. On va y arriver même si cela doit prendre des jours. Les premières fois où j’ai basculé, je n’avais subi aucun entraînement au combat. J’étais encore plus novice. Il faut que je retrouve ce déclic. Je peux le faire. Maintenant, laisse-moi », dis-je en me remettant en position de combat.

Des échanges se succédèrent, semblables aux premiers. Mon corps, bizarrement, ne me faisait plus mal, même si je saignais. J’étais juste sonnée. Ankara était agacée et s’ennuyait. Des larmes coulaient sur les joues de Kayla à chaque fois que mon corps s’abimait sur le sol. Gwen ne me regardait plus depuis un moment et préférait de loin détourner son regard pour ne pas voir ce gâchis. Je m’allongeais un moment sur le sol gelé. Je ne comprenais plus. Ankara en profitait pour boire un peu et enchaîner les coups fictifs dans les airs, en mode shadow-boxing. Pourquoi bloquais-je ainsi ? J’étais censée être plus forte que les premières fois où ma nature s’était révélée. Que s’était-il passé alors ?

Je me remémorais toutes les fois où je m’étais « surpassée ». Il y avait eu l’épisode dans le restaurant où j’avais protégé Marie et celle dans l’appartement où j’avais plaqué Kayla au sol alors que je ne la connaissais pas encore, pour éviter les tirs. Ce n’était pas vraiment moi à ces moments, c’était la guerrière qui parlait. Mais je n’avais pas encore basculé entièrement sur sa personnalité. Je réfléchissais à l’épisode suivant : celui de la présentation aux autres membres du clan, sur le parking du Conseil à mon arrivée. Puis à la cérémonie de remise des ceintures, où j’en avais eu directement sur Ankara alors qu’Alexis n’était même pas visée. Je cherchais à défendre une autre personne que ma condition de voltigeuse m’imposait. Je n’étais pas bête. A ce stade de mes réflexions, je savais que l’élément déclencheur de ma fureur était la « protection ». Celle de mon alpha, de mes proches, de ma personne, mais je ne savais comment réveiller mes instincts via ce canal. Il n’avait jamais été question d’ego comme le pensait Gwen. Je cherchais dans le silence de la nuit qui venait de tomber, rompu par intermittence au rythme de la respiration d’Ankara, quand les derniers échanges avec Alexis et Kenza me revinrent en mémoire. Je me focalisais trop sur les détails. Je me « préoccupais tellement de ce que les gens ressentaient que je n’analysais pas le reste » … Je les percevais et ça c’était ma force. A ce moment, une partie de l’énigme se remettait en place. C’était ça mon truc. Je sentais les gens et je m’adaptais à eux, ce qui m’empêchait de voir le reste. Il suffisait que j’inverse le processus. Je devais « capter » leur fureur ou leur douleur pour m’empêcher de « voir ». Après tout, mon corps avait été entraîné. Je devais apprendre à lui faire confiance et travailler sur mon esprit. Me concentrer sur l’agressivité des autres et protéger mon territoire.

Toujours allongée au sol, j’essayais « d’écouter » Ankara, mais sa colère avait fait place au dédain … et l’inquiétude ? Son cœur battait d’un rythme plus lent, le battement de ses tempes l’avait mis en sourdine et rien ne me brûlait la peau. Après l’avancée que je venais de faire, je ne pouvais en rester là. Je m’étais faite une promesse la nuit dernière et dans la journée. Je devais m’y tenir et avancer dans mon entraînement au plus vite. Après tout, il fallait que je bascule de moi-même sur cet état, tel un automate sans nécessiter de stimulus externe. Je me concentrais et énumérais tous ceux à qui je tenais. Gab, mon père, Kenza, Alexis, Kayla… Je me remémorais leurs visages, les souvenirs en commun… tous ces moments qui les ont rendus si spéciaux et indispensables à mes ancienne et nouvelle vies. Mon petit frère que j’adorais et qui devait me rendre bientôt visite. Kenza et ses silences, sa pudeur … et son visage en sang. Elle avait besoin de moi. Kayla et son amitié un peu bourrue mais franche, son grand cœur, sa loyauté. Je sentais une chaleur remonter de mon estomac. Ce n’était pas de l’agressivité mais de l’amour et de la reconnaissance. Je souris intérieurement. Je réussissais enfin à maîtriser une partie de mes émotions. Doucement, je tentais de renverser le cours de mes pensées pour imaginer ces mêmes personnes en danger. Je me forçais à imaginer que ces personnes étaient menacées par un adversaire fictif. Ma respiration s’accélérait et ma gorge s’imbibait d’une pointe d’acidité qui remontait de mes tripes.

Mais je voyais encore, ce qui n’était donc pas suffisant. Je me poussais donc à les imaginer morts à mes pieds, gisant sur le sol, démembrés, mutilés, le regard vide tourné vers moi… à cause de ce même adversaire. Leur sang coulant sur mes mains et ce sentiment de ne plus rien pouvoir pour eux. La rage arrivait enfin. Jamais. Jamais je ne devrais laisser cela arriver. Je cherchais l’air sans pouvoir m’en rassasier. Kayla s’en inquiéta. Si je devais faire quelque chose avant que cela n’arrive, c’était maintenant. Même si je devais à chaque fois les imaginer morts pour mieux préserver leur vie. L’air se faisait de plus en plus rare. Mes mains tremblaient. Oubliés, les coups reçus précédemment. Je continuais, malgré les tiraillements de mes muscles et les brûlures de mon cœur, à imaginer le corps de mon frère, le visage inerte d’Alexis et le corps déchiqueté de Kenza. Ça ne devait pas arriver. Je pouvais empêcher cela. Mon esprit luttait encore pour basculer définitivement sur mon âme de voltigeuse. Je devais arrêter de résister.

– « Elise ? », s’inquiéta Kayla devant mes convulsions.

« Et c’est alors qu’elle se présenta… » (L’Amazone, Chapitre 11)

Je m’imposais une dernière image : celle de mon frère, sans vie, dans mes bras. Je me concentrais sur ce sentiment d’impuissance et de manque. Je pouvais les protéger mais il fallait que je mute. La peine, la tristesse. Ne pas le voir se réveiller, lui que j’ai serré tant de fois dans mes bras sans lui dire à quel point je tenais à lui. Une vive décharge secoua mon cœur. J’hurlais alors de douleur pour ces pertes fictives que je m’infligeais, attirant ainsi l’attention des autres. Mon esprit avait rendu les armes. Mon cœur avait pris le dessus. Il appelait enfin l’âme de walkyrie en moi pour les protéger. Lorsque j’ouvris les yeux emplis de larmes, je ne vis rien … que du rouge. D’emblée, j’avais cessé de pleurer. Je me sentais différente. Je ne ressentais plus l’envie de pleurer ces pertes, je ne voyais presque plus leurs visages. Je n’avais qu’une envie : anéantir la source de ce malheur, de cette douleur. Mon état n’avait rien à voir avec celui de la cérémonie, qui en comparaison n’était qu’un ersatz de ce que j’avais atteint aujourd’hui. Mes forces étaient décuplées. Je sentais cette adrénaline courir dans mon sang pour secouer mon cœur et se déchaîner. J’étais en ébullition. Je réfléchissais à vitesse grand V. Je n’avais jamais été aussi consciente de mon environnement. Je ne voyais rien mais je détectais les sources de chaleur, leurs émotions, les obstacles.

Je percevais la stupeur de Kayla et Gwen. Rien ne m’échappait. Je me sentais invincible. Un goût métallique de sang et d’acidité s’installait dans ma gorge. Ramenant mes jambes vers mes épaules, j’exerçai une pression sur ces dernières pour retomber en position d’attaque sur mes membres inférieurs. Un cri de damnée mêlé à des grognements sortirent de ma bouche. La fureur personnifiée. Je ne sentais plus rien, pas même les coups reçus plus tôt, mais j’étais consciente. Je ne contrôlais pas mes mouvements. Tout allait très vite mais tout était étonnement coordonné. Entre mon cri de douleur et celui de rage, il ne s’était passé qu’un quart de seconde, mais j’avais fait entre temps un chemin énorme dans mon esprit. Je me tournai vers Ankara. Je perçus de suite sa surprise.

– « Recule, Ankara », hurla Kayla ce que la dernière ignora.
– « Elle doit s’entraîner. Elle est arrivée à cet état, à nous de l’aider à le garder. C’était dans le contrat. »
– « Elise ? Elise ? », questionna précipitamment Gwen, plus qu’inquiète pour ma personne. « Est-ce que tu m’entends ? »
Je me concentrais sur ma rage, pour ne pas perdre cet état. J’avais tant lutté pour y arriver. J’entendais la voltigeuse mais me concentrer sur sa voix me demandait encore un grand effort et je sentais que l’état de walkyrie s’affaiblissait au fur et à mesure que je faisais appel à mon esprit et les freins qu’il contenait encore.

– « Elise, si tu m’entends, fais signe de la tête », demanda Gwen sur le qui-vive.
Kayla, sur ses talons, était prête à intervenir. Tant qu’elle ne me demandait pas de parler, je m’exécutais. Une vague de soulagement envahit les deux amazones.

– « Tu peux parler ? », s’empressa de demander Kayla.
Je grondai en secouant la tête, irritée de leurs questions qui me faisait perdre en concentration. Je ne faisais plus attention à leurs échanges et me focalisais sur l’ennemi fictif que représentait Ankara. J’analysais également chaque sensation de mon corps et mon esprit pour pouvoir les restituer à Gwen. Après tout, cela devait nous aider à avancer.

–  « Comment a-t-elle fait ? Elle gisait presque KO par terre ! », demandait Kayla à Gwen.

–  « Je n’en sais rien. Mais regarde-la. Tu sens cette force ? Cette vitalité ? Ce n’est qu’une appelée. Je vous l’avais dit qu’elle surpasserait toutes les voltigeuses vues jusqu’ici. »

–  « Et comment fait-on pour la ramener maintenant ? »

–  « Je ne sais pas », s’agaça Gwen qui prenait un vrai plaisir de scientifique à observer cette transition. « Mais elle entend et ce n’est déjà pas si mal. Elle est encore consciente, ce qui est énorme pour une première bascule. Dire que ce n’est qu’une appelée… si on m’avait dit que j’aurais la chance de voir ça », observa Gwen, ébahie.

–  « Écoute, Ankara », tenta de tempérer Kayla, « pour aujourd’hui, on va en rester là et tenter de ramener Elise. On est arrivé à ce qu’on voulait et même plus. Vous recommencerez demain. Pour l’instant c’est trop dangereux. »

–  « Elle doit apprendre et vite », s’entêta Ankara.
Elle accompagna cette tirade d’un mouvement vif pour retirer son scramasaxe de son fourreau.
J’avais vu son mouvement bien avant qu’elle ne l’entame et la débarrassais par la même occasion de son arme d’une clé de main avant qu’elle n’ait le temps de me mettre en joue. Je ressentais la colère de son âme de guerrière, qui commençait à faire écho à la mienne. Cette nouvelle vague d’émotions vint raviver le voile rouge que j’avais alors si peur de perdre. Elle dut sentir ce regain de vitalité chez moi. Mais au lieu de reculer, elle réfléchit rapidement et comprit : elle enchaîna les coups pour me tester. Malgré sa colère, elle conservait la maîtrise de ses gestes et cherchait surtout à analyser et évaluer les capacités de ce nouveau moi. Elle alternait les débordements de haine et les échanges plus techniques. Cela ne faisait qu’une trentaine de secondes que nos âmes « discutaient » de la sorte, mais cela me paraissait une éternité. Kayla et Gwen, ébahies et se tenant prêtes à intervenir, observaient la scène, tentant de graver dans leur mémoire les moindres détails de cette mutation.

–  « Je vais essayer de lui renvoyer un peu de colère pour la pousser dans ses retranchements », souffla Ankara entre deux coups. « Maintenez le contact et poussez-la à faire le lien entre l’âme et l’esprit. »

–  « Fais attention », prévint Gwen, toujours fascinée.

–  « Et pour le corps ? », s’interrogea Kayla.

–  « Si elle fait le lien entre l’âme et l’esprit, le plus gros sera déjà fait. Le corps suivra, comme on allume un interrupteur », lui murmura Gwen. Kayla acquiesça malgré elle et s’approcha.

– « Elise, je sais que c’est dur de maintenir le cap, mais si tu m’entends, prépare-toi. Ankara va t’envoyer une nouvelle salve de rage. Capte cette fureur. Tu comprends ? Capte-la, nourris-toi mais essaie toujours de te maîtriser. »

Je comprenais à peine le sens de ses mots, tant je me concentrais sur le flux variable de vitalité qui coulait sous mes veines. Une chaleur habitait désormais mon être. Une force instable. Mais mon esprit, sonné par cette invasion, était spectateur de ce qui se déroulait alors. Je sentis une source de chaleur et d’émotions fortes revenir à la charge, comme des taches brunes qui implosaient devant mes yeux. Si les premiers échanges de coups étaient comme les précédents, je sentis son aura m’envahir de sa haine. Loin de me tétaniser comme cela avait été le cas lors de nos premières rencontres, je goûtais avec joie la force de ces sentiments. Je me délectais de cette brutalité qui me nourrissait et me rendait plus forte. Cette flamme vacillante brûlait de plus belle en moi et réchauffait les derniers membres encore engourdis de mon corps. Mon esprit continuait de reculer face à la force dévastatrice de cette flamme, cette lueur… Soudain, je compris. Cette chaleur et cette lueur, cette impression de brouillard bouillant et dense envahissant mon corps, c’était ma lueur de voltigeuse. Ma lueur bâtarde mais dévastatrice. Je devais me forcer à rester consciente. Mon esprit ne devait surtout pas reculer. Il devait apprivoiser cette lueur pour se connecter à elle plus rapidement. Je ne pourrais pas toujours imaginer les corps sans vie de mes proches avant chaque combat pour basculer. Maintenant que j’avais atteint cet état, je ne devais plus le lâcher et faire la connexion. De plus, si je ne le faisais pas assez vite, je risquais de perdre les pédales comme Kenza et faire du mal à Ankara, Kayla et Gwen.

Pendant ce temps, mon corps menait sa propre lutte contre Ankara. Kayla essayait en vain de me parler, de me prodiguer des conseils sur la nécessité d’apprivoiser mon état. Elle paniquait de mon manque de réactivité à ses propos. Si elle avait su à ce moment le combat qui se menait à l’intérieur de mon corps… Je faisais exactement ce qu’elle m’invitait à faire via ses instructions. Mon corps prenait donc le relai, échangeant avec facilité les coups avec Ankara, pendant que mon esprit prenait sur lui pour continuer d’exister et de ne pas se faire happer par cette lueur. Ankara m’envoyait régulièrement des vagues de colères quand elle me voyait faiblir. Elle fatiguait. Dans ma tête, tout se basculait. L’ancienne Elise avait envie de fuir devant cette nouvelle source de chaleur, mais je luttais. Les dernières bribes de conversation que j’avais perçues ces derniers jours et qui me restaient en mémoire empêchèrent mon esprit de quitter le navire devant ce déchaînement de sensation. Des spasmes musculaires secouaient mon visage et mes membres. Mon corps se crispa et dans un dernier élan, balança un dernier coup de pied dans le plexus d’Ankara, ce qui mit fin au combat.

– « On arrête là », intervint Gwen.
– « Non, elle n’a pas encore fait la connexion, elle lutte », cria Ankara, estomaquée par le coup.
– « On la rappelle », asséna Gwen.
– « Elle a besoin d’un dernier coup de main, il lui faut plus de rage. »

– « Non », hurla Gwen, décidée.

Le regard entêté d’Ankara rencontra celui de Kayla, qui semblait dépassée par les évènements. Soudain, elle comprit sa démarche. Ankara, épuisée, lui réclamait pour la première fois son aide. Non pas pour convaincre Gwen. Elle se foutait bien de son approbation. Mais pour lui insuffler de l’énergie. Et pour cela, il n’y avait qu’un seul moyen : la faire basculer elle-même sur son âme de guerrière dans la mesure où je ne me montrais pas assez agressive dans les échanges. Mais ceci impliquait de gérer deux éléments instables. L’une étant que les porteuses comme elles ne se réveillaient que face au danger et aux attaques. Elle devrait donc blesser Ankara pour réveiller la guerrière, ce qui était contraire à la promesse faite à Alexis. L’autre était qu’une fois la guerrière d’Ankara réveillée, cette dernière et la mienne seraient plus difficiles à contrôler.

Toutefois la décision fut prise rapidement, dans la mesure où elle ne voulait pas me voir souffrir comme elle avait pu voir Kenza le faire la veille. Un coup d’œil vers moi, elle comprit que je n’arrivais pas à finaliser cette connexion. Elle dégaina alors un de ses couteaux qu’elle dissimulait à la ceinture et l’envoya dans le fessier d’Ankara. Un hoquet de surprise se fit entendre du côté de Gwen. Kayla avait sûrement dû se dire que cet endroit ne risquait rien. L’effet désiré ne se fit pas attendre. Dans un cri de sauvage, Ankara enleva le couteau planté dans sa fesse droite, le jeta à terre et se redressa face à moi pour repartir dans un éventuel combat. Sa rage décuplée raviva ma lueur de voltigeuse. Notre combat se fit plus acharné, mais pas autant celui que se livraient mon esprit et ma nouvelle âme pour se dominer l’un et l’autre. Tout s’amplifiait pour se perdre dans une cacophonie de cris d’horreur et de rage dans ma tête. Je ne réagissais plus à rien, je n’entendais plus rien. Seul mon corps tentait vaguement de tenir la barre. Il réagissait encore aux attaques perçues dans mon sillage pourpre.

Faire le lien… Gab… ne pas perdre pied… pour Alexis et Kenza… Ces phrases que je me forçais à répéter se noyaient dans les cris bestiaux que mon âme de damnée poussait. Elle gagnait du terrain, certaine de sa victoire. Il fallait que je tienne. Ankara choisit mal son moment pour raviver cette colère. Le bras à peine levé, mon corps ne mit qu’un quart de seconde pour rentrer dans sa garde et la saisir par la gorge. Je n’eus pas besoin d’enchaîner avec un coup de pied ou de poing. Ma lueur s’était déchaîné et dans un sursaut, avait pris furtivement le dessus pour utiliser mes dons et protéger mon corps. Toute la haine que je ressentais et que l’on continuait de me balancer se matérialisa telle une décharge électrique et se propulsa à une vitesse éclair dans mon bras et ma main qui encerclait sa gorge et écrasait sans merci son arrivée d’air. Ankara, soulevée de terre et gisant comme une poupée de chiffon au bout de mon bras, se convulsait alors que je lui écrasais la trachée sans la moindre trace d’effort physique de ma part. Elle était tétanisée. Il ne m’avait fallu qu’une seconde de ce régime pour lui insuffler toute la fureur de mon âme et la couper de ses moyens de porteuse. J’entendis les cris. Surprise de l’effet produit, la fureur se calma légèrement. Je relâchais Ankara qui resta prostrée au sol. Son âme de guerrière s’était repliée. Je fis intérieurement un dernier effort pour prendre le dessus. Mon corps se mit alors à convulser de part et d’autre. Je perdis l’équilibre pour me retrouver sur les genoux. « Pour Gab, Patrick, Alexis… ». J’avais mal, je suffoquais mais je devais tenir, ne pas lâcher. Je serais incapable de le refaire si j’abandonnais maintenant. Je me reconcentrais sur cette lueur malgré les tremblements, comme si je poussais mon esprit à s’approcher du cœur de ce brouillard. Mon plexus se contractait pour pousser cette lueur à rencontrer mon esprit, ma raison. « Pour Gab… pour Kenza… Pour… ». Devrais-je encore supporter longtemps cette douleur ? Comme si ma poitrine se trouvait comprimée dans un étau et que cette lueur se claquait désespérément sur les parois de ma cage thoracique pour échapper à cette rencontre organisée, à ce destin qu’on lui poussait de force. « Pour Gab … Pour… ». Je ne respirais plus, je cherchais l’air en vain. Dans un dernier sursaut de vitalité, j’hurlai ma douleur. Dans un cri de rage et de souffrance, de ceux que l’on décrit dans les récits bibliques pour décrire les enfers, mon corps se cabra une dernière fois et cessa les soubresauts. Kayla, qui était alors aux côtés d’Ankara pour la remettre sur pieds, courut à mes côtés, avant que je ne sombre dans la quiétude qu’offrent les KO.

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L’Amazone – Roman Fantasy – faits et fiction

L’apaisement des Erynies ou le procès d’Oreste

Les Erynies n’attendirent pas plus d’une nuit pour venir tourmenter Oreste. L’arc en corne donné par Apollon se révéla inutile pour les repousser.  Très vite, ces attaques incessantes eut raison de sa raison. Il arrêta de s’alimenter six jours plus tard. Tyndare, son grand-père, se rendit à Mycènes et convoqua les chefs de la cité pour juger Oreste et Electre pour le matricide. Ménélas se rendit également dans la cité avec sa femme, Hélène (qui ne se la ramenait pas trop après la guerre de dix ans qu’elle avait déclenché pour rentrer finalement près de son mari). Pour la faire courte, Oreste fait une plaidoirie qui émeut les chefs, mais ces derniers commuttent sa peine de mort en “invitation au suicide”. Oreste et Electre (fiancée désormais à Pylade) refusent. Ils se réfugient dans le palais, tentant de tuer Hélène au passage. Ils prennent la fille de Ménélas et Hélène (Hermione) en otage. Apollon intervient et rend une justice divine à laquelle tout le monde doit se plier. Ménélas et Hélène doivent rentrer à Sparte. Oreste montera sur le trône de Mycènes et sera fiancé à Hermione. A ce stade, Oreste est toujours poursuivi par les Erynies. Apollon négocie avec les Erynies une épreuve qui devait le laver de ses crimes. Oreste partit en exil pendant un an pour se rendre par ses propres moyens jusqu’à Athènes où devait se tenir son procès. Il devait avant cela embrasser la statue d’Athéna. Les Erynies le poursuivirent et il perdit maintes fois la raison. Pendant le procès, Apollon fut son avocat et défendit son crime envers Clytemnestre en rabaissant le rôle des femmes et rappelant que seul l’homme était un parent digne d’être considéré. Lors du vote, même Athéna prit la défense d’Oreste. Ce simulacre de procès rappelle les conflits religieux internes qui poussait le patriarcat à prendre le dessus sur tous les rites religieux où la femme prêtresse détenait le savoir et le pouvoir.

Les Erynies symbolisent à l’origine la conscience qui vient torturer les meurtriers et coupables. 

Mais revenons au mythe. Les Erynies n’acceptèrent bien entendu pas cet acquittement. Quand elles apprirent qu’Oreste allait dédier un autel à Athéna la Guerrière, elles menacèrent de verser une goutte de sang de leur cœur sur ce dernier si le jugement n’était pas rendu caduque. Le côté glauque mis à part, ce geste aurait eu pour but d’empoisonner les récoltes à venir et d’apporter la stérilité, ce qui aurait fragilisé la descendance athénienne. Athéna préféra intervenir en utilisant la flatterie. Elle reconnut leur “intelligence supérieure” et leur proposa d’avoir leur propre autel dans une grotte d’Athènes, où les adorateurs leur rendrait un culte sans pareil. En plus d’être à la tête d’autels dédiés au Monde Souterrain, elles deviendraient patronnes de certaines étapes clés de leurs adorateurs (consommation du mariage, naissance de leurs enfants… mais également protectrices des navires en accordant des vents favorables). Et pour s’assurer que leur culte soit pris au sérieux, Athéna s’engagea à priver de ses bienfaits et de gages de prospérité tout foyer qui ne leur rendrait pas grâce. Les Erynies acceptèrent cette offre et dès lors, se firent appeler les “Bienveillantes”. Ces redresseuses de tort à la recherche de la justice devinrent les Euménides.

Leur temple refusait l’accès aux hommes au double destin (ceux qui se font passer pour morts afin de recommencer leur vie ailleurs). La charge de leur prêtrise était héréditaire et les rites de leur culte se faisaient dans le silence.


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